Société d’ Histoire de Revel Saint-Ferréol                                        LES CAHIERS DE L’ HISTOIRE - N°18 - Année 2013

 

 

Pierre-Pol Riquet et le Canal du Midi : la genèse du projet

 

(d'après l'article paru sur L’AUTA n°33 – 5ème série - mars 2012 – pp.85 – 90 ; revu et mis à jour par l'auteur en Janvier 2014)

 

Par Gérard Crevon

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De son propre aveu, c'est en 1651, 11 ans avant qu’il ne propose son projet à Colbert, Que Riquet commence à se préoccuper sérieusement de la construction d'un canal de navigation entre la Garonne et l’Aude (1). A cette date-là l'homme a 42 ans, il habite Revel depuis 4 ans, il est sous-fermier des gabelles pour Mirepoix et Castres, et il est riche. En homme curieux des travaux publics (2), il s'est rapidement avisé que sa ville est alimentée, depuis sa création au 14° siècle, par un canal de dérivation qui prend son eau dans le Sor près de Sorèze. Et que cette rivière a un débit important, qui même au plus fort de l'été reste honorable.

Périodiquement, l'opinion languedocienne est agitée par le projet d’un canal qui relierait l’Aude à la Garonne, et Riquet y accorde un peu plus d’attention que tout le monde.

 

Choisir un point de partage

 

Sur ce plan, l'homme ne part pas de rien. Il y a dans les archives du canal du Midi (V.N.F.) à Toulouse deux opuscules qui prouvent qu'il s'intéresse de près à cette question.

Tout d'abord un « Avis » présenté en 1633 à Richelieu par Messieurs Richot et Baudan « Pour la conjonction de la Mer Océane avec la Méditerranée ».

 

 

 

Archives du Canal du Midi (V.N.F.)

 

 

On est certain que Riquet a eu ce document entre les mains car dans sa lettre de 1662 à Colbert il en reprendra presque mot pour mot tous les principaux arguments. Dans cette brochure, les auteurs signalent l'existence du seuil de Graissens, au pied de St-Félix-de-Lauragais, qui met en communication le bassin du Fresquel avec celui de l'Agout et qui permet par là de relier l'Aude à la Garonne via le Tarn. Par ailleurs Richot et Baudan mettent fortement l'accent sur la nécessité de disposer d'eau en quantité suffisante pour alimenter le canal en toute saison. Enfin parmi tous les arguments qu'ils énumèrent en faveur de cette voie de navigation, il en est un qui a forcément dû frapper cet homme des gabelles : ils citent les économies que l'on pourrait faire grâce à elle sur le transport du sel.

 

Fond de carte Géoportail/IGN

 

Le deuxième document est une copie manuscrite de l’étude qu'un géomètre, Pierre Reneau, avait menée en 1598 pour Henri IV.

 

 

Le seuil de Naurouze y est clairement désigné comme étant le point le plus élevé que devra atteindre le canal de navigation, et comme étant l'endroit où il devra recevoir son eau qui, elle-même, devra être prélevée à une altitude plus élevée. C’est le concept d'alimentation au point de partage qui est ainsi exposé.

Il indique ensuite les mesures auxquelles il faudra procéder, précise le gabarit que devrait posséder le canal, décrit les divers travaux de génie civil qu’il faudra exécuter, le personnel dont il faudra disposer pour cela, évalue les distances, et fait une première estimation du temps demandé par les différentes tâches et du coût de celles-ci ainsi que de celui des terrains qu’il faudra nécessairement acquérir. Bref, ce texte représente un véritable petit guide pour l’action.

 

Riquet connaissait parfaitement les deux seuils de Graissens et de Naurouze pour être souvent passé à proximité au cours de ses pérégrinations professionnelles. Le plus près de sa résidence est celui de Graissens. L'idée d'utiliser ce seuil n’est pas nouvelle lorsque Riquet s’en empare. Elle a déjà été proposée dans les années qui ont précédé 1633 par un personnage dont l’Histoire n’a pas conservé le nom. C’est à ce projet-là que Richot et Baudan ont fait allusion dans leur Avis, en le critiquant sévèrement. Enfin, à l’époque où Riquet s’installe à Revel, Thomas de Scorbiac, conseiller à la Chambre de l’Edit de Castres (3), ne va pas tarder à remettre à l’ordre du jour les projets de son père et de son grand-père. En 1604, Guichard de Scorbiac avait proposé à Henri IV d’aménager l’Agout pour le rendre navigable et mettre de cette façon Castres en relation avec l’Océan par le Tarn et la Garonne, mais le projet n’avait pas abouti. En 1632, Samuel de Scorbiac, fils de Guichard, avait réitéré la proposition auprès de Richelieu, sans plus de succès. Le sous-fermier des gabelles de Castres connaissait nécessairement les membres de la Chambre de l’Edit. Les gages de ces derniers étaient en effet assignés sur les gabelles et en outre ils jouissaient du privilège de franc-salé : de par leurs fonctions ils avaient droit à une certaine quantité de sel exemptée d’impôt. C’est donc vraisemblablement de la bouche-même de l’intéressé que Riquet est instruit de ses desseins (4). Il a certainement avec ce dernier des échanges approfondis sur les questions de navigation fluviale, sur l’utilisation de l’Agout et sur sa jonction à l’Aude par le seuil de Graissens. Peut-être envisagea-t-il de s’associer à lui, mais lorsque viendra le moment de présenter son projet, c’est sous son seul nom qu’il le fera. Dans son projet il tient compte des critiques émises par d’autres voix autorisées, et si pour rejoindre la Garonne le trajet par l'Agout est difficile à pratiquer, Riquet imaginera de passer par le Girou en franchissant la crête des collines du Lauragais près de Péchaudier au sud de Puylaurens. C'est ce qu'il proposera dans sa lettre à Colbert de 1662 avec deux options : ou bien suivre le Girou complètement jusqu'à la Garonne, ou bien, s'il est impératif d'aboutir à Toulouse, rejoindre cette ville depuis la partie terminale du Girou. Cependant il n'a pas encore fait de nivellement sérieux, il ne sait pas que le seuil de Péchaudier est plus haut que celui de Graissens et il n'appréhende pas les problèmes réels que poserait la jonction du Girou à Toulouse. Lorsqu'en 1663 Colbert et le Roi auront manifesté leur intérêt pour son projet, Riquet fera exécuter des mesures précises de nivellement et de distance. Il s'apercevra alors que l’altitude de Naurouze est clairement inférieure à celle de Graissens et que par conséquent les eaux qu’on amènerait par une rigole à ce dernier seuil pourraient sans problème être conduites jusqu’au premier. Il constatera aussi que les trajets d’un canal par le Girou ne supportent pas la comparaison avec celui par Naurouze. Pragmatique, il se rabattra alors sur celui-ci qui permet de rejoindre Toulouse sans difficulté majeure.

 

Trouver suffisamment d’eau

 

Néanmoins le problème qu'il faut résoudre en priorité est celui de l'alimentation en eau. Et pour commencer il faut évaluer la quantité minimale d'eau indispensable pour fonctionner correctement. On peut supposer qu'il s'est documenté sur la question. Vu l’état de l’art à son époque il ne peut procéder que par comparaison avec des voies navigables existantes. Il n'a à sa disposition qu'un seul exemple concret : celui du canal de Briare, dans le centre de la France, de taille nettement plus modeste que celui qu'il projette. Il a été mis en service en 1642. Riquet n’a pu manquer de s’y intéresser dès que ses desseins prirent quelque consistance. En tout cas, il visitera Briare en détail en 1669 ou au début de 1670, au retour d’un voyage à Paris (5).

 

Il peut aussi observer les fleuves et rivières navigables. Il ne reste aucune trace des estimations qu'il a pu effectuer.

 

Riquet imagine en premier lieu d’utiliser l’eau du Sor. Si une rigole peut amener celle-ci aux abords de Revel, une rigole plus longue et partant éventuellement de plus haut peut l'amener au seuil de Graissens qui peut alors servir de point de partage pour un canal de navigation.

Il est fort probable qu'il ait fait des observations, et cela sur plusieurs saisons. On ne sait comment il procédait mais on sait qu'il se faisait aider d'un certain Pierre Campmas, fils de fontainier, et donc ayant à ce titre au moins des connaissances de base sur la question.

Il s'est par conséquent assez vite rendu compte que le Sor ne suffirait pas et qu'il fallait trouver des compléments à ce qu'il pouvait fournir. La première solution qui vient à l’esprit est de prolonger la rigole antique vers l’est jusqu’à une rivière à débit suffisant. Mais, sur ce versant nord, rares sont les cours d’eau qui ont un débit important, il faut aller jusqu’à Mazamet où coule l’Arnette, et c'est bien trop loin ! C'est là que sa connaissance de la région entre à nouveau en jeu et où se manifeste son esprit observateur. Pour se rendre de Revel à Lézignan et à Narbonne où se trouvent les entrepôts et les salins où il charge le sel pour les greniers, Riquet, comme tous les gens de sa ville, emprunte à la belle saison la vieille route qui rejoint Carcassonne par la Montagne Noire et qui passe par Les Cammazes, Saissac et Montolieu. En la parcourant il ne peut manquer de constater que le haut pays est bien plus vert que la plaine, que les pluies y sont bien plus fréquentes et bien plus abondantes, que les ruisseaux y ont un débit plus régulier et qu'en été ils baissent beaucoup moins qu'en plaine. En particulier il s'y trouve une rivière dont le débit est encore plus fort que celui du Sor : c'est l'Alzeau, qui arrose Montolieu et que l'on traverse aussi lorsqu'on se rend de Saissac à St-Denis. Si l'on arrivait à le capter, joint au Sor on aurait suffisamment d'eau pour alimenter un canal. Mais l'Alzeau est situé sur le versant sud et nettement plus à l'est que le Sor. La rigole qu'il faudrait creuser si l'on restait sur ce versant serait extrêmement longue et coûteuse. Pour la raccourcir il faudrait pouvoir l'amener au plus vite sur le versant nord, et l'idéal serait de la jeter dans le Sor lui-même. Mais le problème ainsi énoncé n'est pas simple à résoudre. Il faudrait trouver un col qui fasse communiquer le bassin du Sor avec le versant sud. Il faudrait que ce col ne soit pas trop haut, car pour bénéficier du bon débit de l'Alzeau il faudrait le capter après qu'il eut rassemblé suffisamment d'affluents. Et enfin, pour minimiser la longueur de la rigole qui relierait le Sor à l'Alzeau, il faudrait un col qui soit situé le plus à l'est possible. Comme les bassins versants de ces deux rivières ne sont pas contigus il y aurait nécessairement plusieurs vallons à traverser entre les deux. Par contre la rigole pourrait capter au passage les torrents rencontrés, ce qui augmenterait encore la quantité d'eau récupérée. La tache était donc passablement compliquée et il fallait en premier lieu approfondir la connaissance géographique du secteur. Il fut certainement nécessaire de lever une cartographie au moins sommaire de toute cette partie de la montagne. Finalement c'est probablement en parcourant les chemins que l'on trouva la solution qui satisfaisait à tous les critères. Par chance, sur une partie de son parcours la vieille route de Revel à Saissac longe d'assez près la ligne de partage des eaux entre le Sor et le versant sud, ce qui permet de repérer les cols propices. On trouve la même situation pour le vieux chemin de St-Papoul à Arfons, au niveau du tronçon nord qui se détache de la route de Revel à Saissac près du lieu-dit L'Alquier. Un peu avant la ferme du Conquet, ce chemin passe dans un col qui fait communiquer le bassin du Sor avec celui du Rieutort. Dans le secteur, c'est le plus oriental des cols de relativement faible altitude. Là était donc la solution. Mais pour arriver jusqu'à l'Alzeau depuis ce col, on doit encore traverser les bassins du Lampy et de la Vernassonne. La route est tout de même longue, et difficile à tracer sur un terrain très irrégulier et au milieu des forêts. Néanmoins cela ne rebuta pas Riquet, cet homme voyait grand et loin ! Il est probable que lorsque la solution géographique fut en vue il consacra beaucoup de temps à faire faire des observations, d'une part à faire mesurer les altitudes relatives, et d'autre part à faire mesurer les hauteurs d’eau dans les torrents à défaut de pouvoir estimer leurs débits. La suite des évènements montrera que lorsqu'il écrivit à Colbert en 1662, Riquet avait la certitude de disposer de suffisamment d'eau pour que son projet soit viable, et l'idée qu'il se faisait de l'itinéraire que la rigole devrait suivre dans la montagne etait déjà précise. Il avait repéré un certain nombre de cols faisant communiquer entre eux les vallons intermédiaires et il avait imaginé de les relier par des sections de fossés. La commission qui examinera son projet sur le terrain en 1664 proposera pour sa part un système compliqué et coûteux de barrages, ainsi qu’un tunnel (6). Mais lorsqu'on lui demandera de creuser une rigole d'essai pour démontrer la validité de sa proposition, il se débrouillera pour appliquer sa propre solution. C'est finalement cette solution qu'il conservera pour la rigole définitive mais sur un tracé un peu différent, optimisé grâce à l'expérience acquise. S’il abandonnera définitivement le principe des barrages de regonflement il creusera tout de même des tranchées entre le Sor et le Rieutort et entre ce dernier et le Lampy.

 

 

Fond de carte IGN 25000

 

Bonrepos et l’affinement du projet

 

Cependant, il ne suffisait pas d'avoir découvert l'eau indispensable, il fallait aussi étudier comment faire fonctionner un canal, et tout d'abord comment le creuser, puis comment l'équiper, enfin comment le gérer, etc.

En 1652, Riquet s’apprête à acheter un moulin sur le Sor à Vauré, tout près de Revel (7). Serait-ce dans le but de se familiariser avec l’hydraulique ? Avec sa paissière (barrage), son canal d’amenée, son jeu de vannes, ce moulin lui en aurait fourni les moyens. Néanmoins il abandonne ce projet très rapidement.

Et c’est vraisemblablement à ce moment-là qu’il acquiert la seigneurie de Bonrepos dans la vallée du Girou. A partir de 1655, en préparant la reconstruction du châteaut, il fait aménager une « machine hydraulique » dans le parc de cette demeure : il fait transformer un petit vivier en grande retenue d’eau par l’édification de deux barrages successifs (8). Il acquiert par là une expérience pratique de la réalisation de ce type d’ouvrage.

 

Convaincre les autorités

 

En 1659 son projet est mûr et les conditions politiques s'améliorent : le traité des Pyrénées met fin à la guerre contre l'Espagne. Le Roussillon, le Conflent et la Cerdagne sont rattachés à la France.

En octobre 1661, les gabelles de Languedoc, Lyonnais, Dauphiné et Provence sont adjugées pour 9 ans à Nicolas Langlois, un grand financier parisien. Conjointement avec un certain Hurez, Riquet est caution de Langlois pour la ferme du Languedoc (9). Le voilà donc admis parmi les grands de la finance.  Dans le même temps le Roi crée la ferme des gabelles de Roussillon, Conflent et Cerdagne (10). Un autre financier Alexandre Belleguise (11) en remporte l’adjudication et recrute Riquet comme directeur pour mettre en place cet impôt dans ces territoires nouvellement acquis par la Couronne. Dans ce cadre, ce dernier entre en contact avec Colbert qui vient d'être nommé Contrôleur des Finances du Royaume.

A l'automne de 1662, Riquet fait part de son projet à des personnalités de la région, et en premier lieu à l'archevêque de Toulouse nouvellement nommé, Charles d'Anglure de Bourlemont, dont il est vassal pour sa terre de Bonrepos, et qu'il avait connu auparavant à Castres quand ce dernier en était l'évêque (et à ce titre bénéficiait du franc-salé). D'Anglure est un personnage influent, il est bien considéré à la cour et il siège aux Etats du Languedoc dont il ne va pas tarder à devenir le président. A ce poste il soutiendra activement le projet de Riquet.

Le 15 novembre ce dernier écrit à Colbert qui est tout de suite intéressé car cela va dans le sens de sa politique économique.

On connait la suite :

Le 18 janvier 1663 : le Conseil d'Etat prend un arrêt chargeant une commission d'examiner le projet. Les commissaires seront désignés pour une part par le Roi et pour l'autre par les Etats du Languedoc. Ils nommeront des experts pour les éclairer et s'adjoindront des techniciens : géomètres, niveleurs, arpenteurs, cartographes.

Les Etats du Languedoc, tenant leur assemblée annuelle à partir de décembre, ne désignent leurs commissaires qu'en février 1664. Les commissaires nomment à leur tour les experts (l'un d'entre eux est Hector Boutheroüe, l’un des propriétaires-exploitants du canal de Briare) et les techniciens destinés à les seconder. Finalement la commission commence ses travaux sur le terrain le 7 novembre pour les terminer fin décembre et rendre un avis favorable le 11 janvier 1665 en recommandant toutefois de creuser une rigole d'essai pour démontrer concrètement la faisabilité du projet. Riquet propose d'y procéder en faisant l’avance des frais, et la rigole est exécutée dans l'été de la même année. Son plein succès conduit Louis XIV à signer l'édit de construction un an plus tard.

 

Une formidable aventure vient de commencer pour Riquet qui, après avoir été concepteur, va devenir réalisateur, maitre d’œuvre d’un ouvrage colossal. Il y consacrera le restant de sa vie et sa fortune. Hélas la mort le surprendra quelques mois avant l’inauguration de son œuvre.

 

NOTES