Société d'Histoire de Revel Saint-Ferréol                          -                                      Publication Lauragais-Patrimoine

LA GUERRE D'INDOCHINE

 par Maurice de Poitevin
Chapitres I-II-III

RETOUR ACCUEIL

Retour Sommaire

Chapitre I

 LA COLONISATION DE L'INDOCHINE

« Personne n'a vécu impunément là-bas ».  Pierre Benoît
 
            L'Indochine française comprenait la colonie française de la Cochinchine, les protectorats du Cambodge, du Laos, de l'Annam et du Tonkin, soit une superficie de 736 500 km2, c'est-à-dire vaste comme une fois et demie la France. Au moment de la conquête, la future « Indochine française » regroupait environ 12 millions d'habitants ; ils étaient 16 395 000 en 1913 et 22 655 000 en 1940, dont les neuf dixièmes vivaient au Vietnam. En 1921, la population était à 90% rurale. Quant aux Français d'Indochine, ils n'étaient que 34 000 (chiffre maximum) en 1940.
Le relief de l'Indochine est constitué au nord et à l'est, par des montagnes et des hauts plateaux -haut Laos, haut Tonkin et Cordillère annamitique-  au sud et à l'ouest, par des plaines édifiées par les fleuves (basse Cochinchine et bas Tonkin). En bordure des montagnes, la côte est rocheuse et découpée (baie d'Along), tandis que le long des plaines, elle est plate et marécageuse. Les fleuves, -le Song-Koï ou Fleuve Rouge, le Mékong)- sont violents, irréguliers et difficilement navigables. Comme dans l'Inde, le climat est commandé par le régime des moussons. En été, le vent amène de la mer des pluies abondantes ; en hiver, un vent sec souffle du continent asiatique. Ce climat de moussons varie selon la latitude et l'orientation du relief. En Cochinchine, même si le soleil est rare, le climat n'est ni trop chaud, ni trop froid ; les températures oscillent entre 27 et 34 degrés (1). Au Tonkin, à Hanoï, de mai à septembre, on n'échappe pas à la moiteur tropicale ; en revanche, la ville connaît un hiver, comme en Europe ; en effet, de décembre à février, -avant le crachin de printemps- les températures diurnes ne dépassent pas les 15 degrés et les nuits sont vraiment froides. (2)
Le Laos et le Cambodge conservèrent leur nom sous la domination française. En revanche, l'administration coloniale niait l'unité du Vietnam, qui fut découpé en trois régions -les « trois Ky »- distinctes du nord au sud, et ainsi dénommées : Tonkin, Annam et Cochinchine. L'Annam (le « Sud pacifié ») qui avait été un des noms du Vietnam pendant les mille ans d'occupation chinoise (IIème siècle avant       J.  C. - Xème siècle après J. C.). Après la conquête, les Français le remirent en usage pour désigner la partie centrale du Vietnam. Tonkin et Cochinchine étaient traditionnellement les noms employés par les voyageurs européens pour désigner le Vietnam.

 

                

 

Quant aux Vietnamiens, du Xème au début du XIXème siècle, ils avaient désigné leur royaume du nom de Dai Viêt (le « Grand Viêt »). En 1802, les deux principautés du Nord et du Sud, réunifiées sous le règne de Gialong, adoptèrent le nom de « Vietnam » (le « Sud des Viêts »). Les nationalistes vietnamiens reprirent ce nom au XXème siècle (3).      
            Le territoire indochinois mêle des populations des plus variées. Les Annamites (4), les Khmers et les Laos sont majoritaires dans le pays. Ils ont édifié, au cours de l'histoire, des formations étatiques impériales et des cultures brillantes, comme l'empire d'Angkor (IXème-XIVème siècle). Les autres populations se sont réfugiées dans les montagnes avec une forte concentration sur les Hauts Plateaux de la Cordillère annamitique : ces zones faiblement occupées (3 ou 4 habitants au kilomètre carré), ravagées par la malaria, font figure de musée ethnographique. A des populations très  anciennes de type indonésien, les Moïs (5), vinrent s'ajouter, arrivant du Yunnan chinois, des peuples plus récents et plus évolués : les Thaïs (au nombre de 1 million dans les années 1930) de la Haute région du Tonkin, les Méos (ou Hmongs) et les Khas au Laos, les Mnongs au Cambodge, etc.  Ces populations si différentes qu'elles soient, présentaient généralement quelques traits communs : l'organisation tribale, la culture extensive (sur brûlis), l'ignorance de l'écrit et les pratiques animistes (6).

1 – La conquête 

            Au début du XVIIème siècle, des missionnaires français arrivèrent en Cochinchine pour évangéliser le pays. L'une des figures les plus marquantes  fut le jésuite français Alexandre de Rhodes, en mission de 1624 à 1645. Il apprit la langue de la population et mit au point un système permettant  de la transcrire en caractères latins. Le vietnamien moderne était né et devint la langue officielle du pays indépendant, la seule de l'ancienne Indochine à utiliser l'alphabet latin. En 1663, c'était la fondation de la Société des Missions Etrangères de Paris (MEP) pour l'évangélisation des populations asiatiques (7).
Ce n'est qu'au XIXème siècle que la France s'est véritablement introduite en Indochine. En 1858, l'empire d'Annam s'en prenait aux chrétiens et aux missionnaires. Napoléon III fit bombarder Tourane (Da Nang de nos jours) et occupa (en 1859)  Saïgon (8) et une partie de la Cochinchine, qui fut totalement conquise et annexée en 1867. Simultanément, une convention plaçait le Cambodge du roi Norodom sous la protection de la France.  L'expédition de reconnaissance de Doudart de Lagrée et de Francis Garnier dans la vallée du Mékong (en 1866-1868), démontra que la vraie voie commerciale vers la Chine du Sud n'était pas le Mékong, mais le Fleuve Rouge au Tonkin, ce qui amena la France à porter ses visées sur cette nouvelle région. D'incidents en escalades multiples, on aboutit au traité de Tien-Tsin (1885), par lequel la Chine reconnaissait l'acquisition par la France de l'Annam et du Tonkin. En 1887, était formée « L'Union indochinoise » qui regroupait une colonie, la Cochinchine, et quatre protectorats, le Tonkin, l'Annam, le Cambodge et le Laos (à partir de 1893). Cependant, les troupes françaises durent faire face à la résistance opiniâtre des Pavillons Noirs (9). Le colonel Gallieni, gouverneur au Tonkin de 1892 à 1895, attaqua ces bandes en armant les « minorités montagnardes ». Il nettoya le territoire de Lang Son en créant des postes reliés par des pistes et en organisant des marchés pour les villageois. La « pacification » de la région -en y associant les autorités indigènes- fut pratiquement acquise en 1896 (10).

2 – L'administration et la mise en valeur (1897-1940)

            Quel  que soit le statut officiel de chaque pays, tout était soumis au gouverneur général français, qui lui-même dépendait du ministère des Colonies. En 1897, Paul Doumer, gouverneur général de 1896 à 1902, mit sur pied les structures administratives de l'Indochine. Des résidents supérieurs dans les territoires de protectorat et un lieutenant -Gouverneur en Cochinchine- relayaient la politique du gouverneur général -résidant à Hanoï-, plus puissant que la plupart des ministres parisiens. L'empereur d'Annam subsistait -Bao Daï, intronisé par les Français en 1932-,  mais il se trouva réduit à une fonction purement décorative. Dans ce système centralisé, les fonctionnaires français de tous rangs (près de 5 700 en 1911) proliférèrent, tandis que les administrateurs indigènes étaient réduits aux fonctions subalternes. Les cinq « pays » furent dotés d'un budget général, afin qu'ils ne pèsent plus sur les finances de la métropole. L'Indochine ne pouvait compter que sur elle-même pour s'équiper.

      

                                                                                                                                        Carte de la conquète de l'Indochine

Les diverses nations ayant participé à la guerre d'Indochine
Localisation de l'Indochine.


3
Drapeau franco-indochinois
de 1887 à 1954.
(Documents Wikipédia)


 

Hong Gay et le Haut Tonkin

           Les mines   (région Hong - Gay) 

  6   

  Le port (Hong - Gay)

   7      

Vue aérienne du Haut Tonkin                                                                                             Rizières dans le haut
reliefs calcaires près de la R.C.1 (route colonial N°1)                                                    reliefs calcaires près de la R.C.1                                      

 

         

 

A cette fin, Doumer organisa un système de prélèvement fiscal lourd et impopulaire. Devant l'insuffisance des rentrées de l'impôt foncier et des taxes locales, l'administration s'arrogea le monopole du commerce de l'opium, du sel et de l'alcool de riz -les deux derniers produits étant essentiels pour la population   indigène-  (11). Elle frappa de droits importants les produits étrangers importés dans la Fédération, ce qui rendait la vie chère (12).
L'Indochine était une colonie d'exploitation et non de peuplement. Albert Sarraut, gouverneur général de 1911 à 1914 et de 1916 à 1919, puis ministre des Colonies après 1920, se fit le héraut de la mise en valeur des ressources régionales. Il élabora le plan d'équipement de la Péninsule, dit « plan Sarraut » en 1921. La banque d'Indochine -à la fois une banque commerciale, une banque d'affaires et une société financière- fondée en 1875, fut étroitement associée au développement économique de la colonie (13). En 1937, elle était partie prenante dans presque toutes les entreprises économiques indochinoises. Mais de grandes firmes financières et industrielles métropolitaines, comme la société Michelin, investirent également en Indochine (14). Le flux des investissements métropolitains convergea principalement vers les mines, la riziculture, les plantations d'hévéas, de thé et de café, ainsi que vers certaines industries  de transformation, comme les cimenteries, les textiles (à Nam Dinh et Haïphong), les manufactures de tabac, les distilleries d'alcool de riz (choum). Grâce au bassin charbonnier d'Hongay, au Tonkin, -avec ses 30 000 ouvriers et ses vastes gradins-  l'Indochine occupait en 1939, le 2ème rang des exportateurs asiatiques de charbon (Japon et Chine). En Cochinchine, la surface des rizières du delta du Mékong fut sextuplée ; en 1933, l'Indochine était devenue le deuxième exportateur mondial de riz, ce qui représentait 60% des revenus du commerce extérieur. Les premières grandes plantations d'hévéas, symbole de la réussite coloniale, apparaissaient au début du XXème siècle, sur les « terres rouges » du Sud-Annam et de la Cochinchine du Nord-est (120 000 hectares en 1940). Le caoutchouc, en 1939, représentait plus du quart de la valeur des exportations totales de la péninsule (15).  L'artisanat local, bien qu'en déclin, se maintenait, car la cherté des produits européens les rendaient inaccessibles à une population au niveau de vie faible et souvent sous-alimentée (16).

Les transports et les voies de communication, essentiels à l'expansion de l'économie coloniale, bénéficièrent d'une attention particulière de l'Etat. Saïgon devint un grand port d'Extrême-Orient, au 6ème rang des ports français en 1937. Le pont Paul Doumer - pont à la fois ferroviaire et piétonnier - inauguré en 1902, fut le seul ouvrage d'art sur le fleuve Rouge à Hanoï (17). Pour ouvrir la Chine du sud à l'influence française, le chemin de fer du Yunnan  (Kunming-Haîphong), fut achevé en 1910. A partir de 1937, le Transindochinois reliait Hanoï à Saïgon  (18). De même, des pistes et des routes ont été ouvertes. La « route mandarine », tracée entre Saïgon et Hanoï à l'époque précoloniale, fut rénovée avec une large chaussée de     6 mètres sans aucun transbordement, les derniers bacs étant supprimés. La colonisation a créée peu de villes nouvelles (Haîphong fait figure d'exception), mais les agglomérations anciennes, en particulier Hanoï et Saïgon, reçurent un équipement moderne (19).
L'état sanitaire de la population a été grandement amélioré. Dès 1878, débutèrent des campagnes de vaccination qui devinrent par la suite massives et systématiques. La variole et le choléra reculèrent, mais le paludisme restait invaincu, malgré la distribution de quinine et l'assainissement des plantations et des chantiers. La fondation en 1891, de l'institut Pasteur de Saïgon fut imitée à Nha Trang, Hanoï et Phnom Penh, ce qui diminua la mortalité. En 1902, l'école (plus tard), faculté de médecine et pharmacie de Hanoï ouvrit ses portes et le réseau sanitaire se développa peu à peu dans la péninsule : en 1930, il y avait 10 000 lits d'hôpitaux gratuits et des centaines de dispensaires ruraux (20).
Le système d'enseignement mis en place développa l'étude du français et de la langue vietnamienne (le quoc-ngu). L'enseignement primaire et secondaire restait très insuffisant ; en 1939, l'Indochine ne comptait que 500 000 enfants scolarisés      -sur une population totale de 22,6 millions  d'habitants-  et plus de 80 % d'illettrés. En 1940, le groupe de l'enseignement supérieur ou spécialisé était évalué à 5 000 personnes. La colonisation a doté le pays d'un outillage intellectuel de qualité : citons, entre autres, les services géographiques, météorologiques, géologiques, et surtout l'École Française d'Extrême-Orient avec des études remarquables sur les civilisations de l'Indochine. Les Beaux-Arts ont restauré de nombreux monuments, en particulier les temples d'Angkor (21).
Beaucoup a été fait, beaucoup reste à faire. Tel est le bilan habituellement présenté par l'autorité coloniale. Dans son livre « Grandeurs et servitudes coloniales » (paru en 1931),  Albert Sarraut s'est fait le chantre de la colonisation à la française : l'œuvre est  exaltante et la République se doit de la poursuivre. D'ailleurs, dans sa correspondance, un capitaine d'artillerie, siégeant à l'Etat-Major à Saïgon, présentait ainsi les résultats de la colonisation en 1947 : « Tout d'abord, il faut avouer que ce pays est prodigieusement intéressant, et que si la France se retirait de là, ce serait une perte irréparable en soi. Il est varié, puissamment riche. La richesse de la terre est absolument fabuleuse pour un Européen… Mais, ce qui est surtout digne d'être noté, c'est l'œuvre des Français en quatre-vingts ans de direction. Il y a des réalisations magnifiques au point de vue industriel, touristique et habitat, au point de vue humain et social, culturel et civilisateur… Il existe une quantité invraisemblable de villages indigènes avec théâtre, dispensaire, maternité, école, hôpitaux. L'organisation médicale et celle de l'enseignement sont très réussies et représentent une somme d'efforts considérables. De plus, ils (les colons) nous ont permis d'avoir une position de premier choix en Extrême-Orient, qui nous donne droit à la parole dans les questions du Pacifique, où se joue l'avenir du monde autant, sinon plus qu'en Europe. Ils nous ont conquis pour le pays une place intéressante dans un certain nombre de marchés internationaux comme le caoutchouc ou le riz. Ils ont révolutionné la vie misérable de ce pays en y faisant une œuvre  gigantesque de routes, voies ferrées, ouvrages d'art, installations portuaires, usines… Tout ceci a été généralement l'œuvre d'initiatives individuelles, car les organisations gouvernementales n'ont pas été abusives. » (22)

3 – Les débuts du nationalisme vietnamien
 
            Avant la Première Guerre mondiale, l'opposition à la colonisation française était représentée par les mandarins (fonctionnaires) annamites et les derniers chefs de bande des Pavillons Noirs. Les premiers troubles, en 1908, dans le Centre-Annam, furent provoqués par les abus de la fiscalité et des corvées, suivis bientôt d'une campagne de terrorisme (attentat de 1912 contre Albert Sarraut). A cette agitation, l'administration répondit par une alternance de représailles et de réformes, telles que l'organisation d'élections aux conseils de provinces et une réforme scolaire. Pendant la Première Guerre mondiale, 100 000 Vietnamiens furent envoyés en France, tandis que quelques mouvements avaient lieu dans le pays en faveur des détenus politiques.
Au cours des années 1920, de nouvelles couches de la population se rallièrent à l'opposition coloniale ; des bourgeois, enrichis par le progrès économique, étaient mécontents d'être tenus à l'écart des affaires publiques ;  surtout des étudiants, formés dans les écoles françaises, s'étaient ouverts aux idéologies démocratiques, socialistes et nationalistes. Ajoutons à cela, que la situation des paysans se dégrada durant la période coloniale. Les surplus exportables furent désormais soumis aux fluctuations des prix sur les marchés régionaux et mondiaux. L'endettement et l'absence de titres de propriété favorisèrent la concentration des terres par de riches propriétaires  et des marchands. Le nombre des paysans sans terres allait croissant en Cochinchine, plus de 57 % des familles ne possédaient pas de terre (23). Le nationalisme vietnamien s'exprima également dans les sectes religieuses, dont la plus active était le caodaïsme (24).
La puissance croissante du Japon, le réveil de la Chine de Tchang Kaï Chek et la naissance de l'U.R.S.S. constituaient de nouveaux modèles pour le nationalisme vietnamien. Celui-ci se partagea en deux grandes tendances. En 1927, de jeunes Tonkinois appartenant à la petite bourgeoisie fondaient le Parti National du Vietnam sur le modèle du Guomintang chinois. Il organisa, le 10 février 1930, la mutinerie des tirailleurs annamites de Yen Bay  au Tonkin ; ce fut un échec. Une brutale répression policière devait décapiter presque totalement ce parti nationaliste et moderniste. Désormais, la place restait libre pour les communistes.
En 1930, Nguyen Ai Quoc -le futur Hô Chi Minh- créait à Hong-Kong le Parti Communiste indochinois (PCI). En 1930-1934, la crise économique mondiale s'étendit en Indochine, déjà éprouvée par de mauvaises récoltes et des famines dans plusieurs régions. Les cours du riz et du caoutchouc s'effondraient.  De 1926 à 1933, le commerce extérieur de la Fédération diminua des deux tiers. Dès l'été 1930, des émeutes paysannes, organisées par les communistes indochinois, touchèrent la Cochinchine et le nord de l'Annam (une des régions les plus déshéritées du pays). Le mouvement culmina, en septembre-octobre 1930, quand des paysans, chassant mandarins et notables, s'organisèrent en « soViêts » dans la province de Nghé-Tinh (nord Annam) (25). Durant cette même période, les paysans furent rejoints par les ouvriers : grèves à Saïgon et troubles sur les plantations de caoutchouc du Sud-Annam et de Cochinchine (26).
A partir de 1934, la situation économique s'améliora. L'arrivée au pouvoir, du Front Populaire a établi en Indochine la journée de huit heures, le repos hebdomadaire, les congés annuels, les congés d'accouchement. Il a supprimé les amendes sur salaire et le travail de nuit pour les femmes et les enfants. A la veille de la guerre, l'Indochine française vit ses derniers beaux jours (27).          
En guise de conclusion sur la société coloniale et la poussée nationaliste, essayons de présenter les réflexions d'un officier en poste en Indochine au début du conflit. « Avant notre arrivée, la population était dans un état qu'il est loisible de voir dans les régions que notre civilisation n'avait pu atteindre de façon efficace. Un degré de primitivité invraisemblable, un niveau de vie à peine imaginable. Certaines peuplades ne sont pas prêtes de tirer un profit intéressant de notre système…                         

 Un certain nombre d'Annamites, incontestablement très doués ont obtenu sous notre direction des résultats étonnants. Mais, dès qu'on les lâche tout seuls, c'est fini. Ces Annamites, si intelligents  qu'ils paraissent, sont incapables de se passer de tuteurs…  Il y avait quelques  excès « colonialistes » certains, dont le retour est à éviter, c'est un fait. Il y avait un progrès et une évolution à faire dans notre point de vue colonial, c'en est un autre. Là-dessus, se sont greffés l'orgueil annamite, l'amorphisme de la masse et le banditisme de « l'élite intellectuelle annamite », la perte de prestige que nous avons pu avoir quelque temps, les germes habiles de la discorde semés par les Japonais aux abois, les propagandes de nos idéologistes de mauvaise foi, quelques intérêts plus ou moins sordides ; là-dedans, sont noyés des Annamites de bonne foi et des idéologistes convaincus. » (28).

L'institut Pasteur à Hanoï

1 - Dominique de LA MOTTE, « De l'autre côté de l'eau (Indochine, 1950-1952) », Paris, Tallandier, 2009, p.  81.
2 - Jean de LA GUÉRINIÈRE, « Indochine, l'envoûtement », Paris, seuil, 2006, p.  36.
3 - Indochine-Vietnam, « Les Collections de l'Histoire  », n°  23, avril-juin 2004, pp.  8-9.
4 - Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, ce mot désignait indistinctement les Cochinchinois, les Tonkinois et les habitants du protectorat d'Annam. Après 1945, les Français vont cesser de parler des Annamites pour les appeler Vietnamiens.
5 - « Moïs » ou « Sauvages ». Terme péjoratif utilisé pendant longtemps par les habitants des plaines pour désigner ces populations. Ce mot adopté par les Européens n'a plus aucune connotation péjorative de nos jours.
6 - On emploie parfois le terme de « Montagnard » pour désigner ces diverses peuplades. Sur les marches frontalières de la Chine, elles constituaient en fait la majorité de la population.
7 - Jean de LA GUÉRIVIÈRE, « lndochine,  l'envoûtement », Paris, Seuil, pp. 11-15.
8 - Saïgon était le port indispensable au ravitaillement de Hué, capitale du Vietnam.
9 - GRANJEAN (Georges), « L'épopée jaune, missionnaires et marins en Indochine », Société Française d'Éditions Littéraires et Techniques, Éditeur Edgar Malfère, Paris, 1929, pp. 181-233.           - Ferro (Marc), « Histoire de France », Paris, Odile Jacob, 2003, pp. 430-433.  Les bandes de Pavillons Noirs étaient composées de soldats irréguliers chinois (les « pirates »), mais aussi de groupes de paysans chassés de leurs terres par la guerre et la faim.
10 -  En conclusion des « Principes de pacification », Gallieni notait ceci : « Nous ne devons détruire qu'à la dernière extrémité et, dans ce cas encore, ne ruiner que pour mieux bâtir…  Un pays n'est pas conquis et pacifié quand une opération militaire y a décimé les habitants et courbé toutes les têtes sous la terreur.  Le premier effroi passé, il germera dans la masse des ferments de révolte, que les rancunes accumulées par l'action brutale de la force multiplieront ».
11 - Ce monopole fournissait 20% des rentrées du budget jusqu'en 1930.
12 - A la veille de la Seconde Guerre mondiale, la France fait 3% de son commerce avec l'Indochine ; 50% des importations de l'Indochine viennent de la métropole ; 25% des exportations lui sont destinées.
13 - Bénéficiant d'un statut unique parmi les banques privées françaises, la Banque d'Indochine (BIC) avait le privilège d'émission de la piastre (monnaie) indochinoise. Largement surévaluée, elle gonflait les soldes et les traitements des militaires et des fonctionnaires et donnait lieu à de fructueux trafics.
14 - De toutes les colonies, mise à part l'Algérie, ce fut l'Indochine qui reçut le plus d'investissements, évalués à 6,7 milliards de Francs-or en 1940.
15 - Toutefois, une société de l'envergure de Michelin n'investit qu'en 1925 en Indochine.
16 -  Les échanges régionaux -sucre de canne, cannelle, coprah, thé et  soie- continuèrent d'alimenter les circuits par jonques (bateaux à voile).
17 - De nos jours, le pont Doumer, n'est plus qu'une grande carcasse métallique tenant suspendues au-dessus du fleuve une étroite voie ferrée et une petite route ouverte aux seuls deux roues, avec un trottoir aux dalles branlantes pour les piétons.
18 - A la veille de la Seconde Guerre Mondiale, le réseau ferré de l'Indochine avait 3 000 kilomètres de long.
19 - Dossier sur l'Indochine au temps des Français, dans «  L'Histoire », n° 203, octobre 1996 »,     pp. 24-29.
20 - Faute de statistiques précises, l'évolution  est  difficilement chiffrable. Cependant en 1938, à Saïgon, le taux de mortalité était d'environ 30 0/00 (15,5 0/00  en France) et le taux de mortalité infantile de 19 % (contre 6,5 % en France, ce qui restait considérable.
21  - Indochine-Vietnam, « Les collections de l'histoire », op. cit. pp. 10-17 – « Encyclopaedia Universalis », - tome XIII, 1995, voir « Indochine française », pp. 177-181. – MOURRE (Michel), « Dictionnaire d'histoire universelle », Editions Universitaires, Paris, 1981, voir  « Vietnam »,      pp. 1668-1670.
22 - Lettre d'un officier d'artillerie (décédé) du 24 janvier 1947, transmise très aimablement par ses descendants.
23 - Au Tonkin, 50 % des paysans avaient moins d'un hectare ; la plupart des cultivateurs n'avaient pas d'animaux de trait.
24 - Le caodaïsme (terme signifiant l'esprit divin), vague syncrétisme où l'apport des grandes religions se mêle au culte des grands hommes, devait avoir une influence durable dans les milieux paysans.
25 - Le Parti communiste indochinois développa à nouveau des actions de masse dans les mêmes régions entre 1936 et 1938 (occupations de terres).
26 - En 1939, on comptait environ 200 000 ouvriers, soit 5 % de la population indochinoise.
27 - L'Indochine était dominée par une petite minorité européenne. Le recensement de 1937 donnait les chiffres suivants : 42 000 « Européenset assimilés », dont 36 000 « personnes de nationalité française par droit de naissance » et « 3 000 personnes de nationalité française par naturalisation ». Dans la communauté française, 59 % de la population active appartenait à l'armée et 19 % à l'administration. - DALLOZ (Jacques), «  La guerre d'Indochine, 1945-1954 », Paris, Le Seuil, collection « Points-Histoire », 1992, pp. 21-43.
28 - Lettre (anonyme) d'un officier décédé.

 

CHAPITRE II


 LA NAISSANCE D'UNE GUERRE


« Reconquérir l'Indochine, ce n'est pas sérieux. Le monde a changé. Vous n'y arriverez pas. ».  Lord Mountbatten au général Leclerc

1 – La Seconde Guerre mondiale : la rupture

            La Seconde Guerre mondiale devait ébranler de façon irréparable la position de la France en Indochine. La défaite française permit aux Japonais de pénétrer dans le pays. Privé de toute aide extérieure, l'amiral Decoux, nommé gouverneur général de l'Indochine par le régime de Vichy, dut accepter une convention militaire imposée par le gouvernement de Tokyo, le 30 juillet 1940. Après avoir reconnu « la souveraineté française » sur l'Indochine, le Japon avait obtenu  de pouvoir installer au Tonkin des aérodromes  -lui permettant de bombarder la Chine du Sud- ainsi que des troupes (environ 6 000 hommes) avec un droit de transit à Haîphong. En juillet 1941, un nouvel accord avait donné au Japon le droit de stationner des troupes et d'utiliser des bases et des communications en Indochine du Sud pour lancer, quelques mois plus tard, son offensive contre l'Empire britannique. C'était un « droit de passage » dans toutes les parties de la péninsule sans limitation géographique et sans limitation de nombre. Néanmoins, sur place, en Indochine, l'administration de l'amiral Decoux maintenait toutes les structures françaises : perception de l'impôt, exercice de la justice, services publics, indépendance monétaire, organisation de la défense. Le Japon se contentait des « services » rendus par l'administration française, tels que le maintien de l'ordre, la sécurité des communications et les livraisons de produits (riz). Il ne s'immisçait guère dans les affaires du pays, et les Français s'accommodaient de la présence nippone, jugée tolérable dans les circonstances du moment.
Cependant, les Japonais exerçaient clandestinement une action favorable au nationalisme vietnamien, surtout par l'intermédiaire des sectes. Par ailleurs, la lutte commune contre le Japon apportait au communiste Hô Chi Minh l'appui de la Chine de Tchang Kaï-Chek ; mettant en sommeil le parti communiste indochinois, il se posait comme le rassembleur de toutes les forces nationalistes, à la fois contre le Japon et contre la France ; ainsi, fut fondée, en mai 1941, la Ligue pour l'indépendance du Vietnam, bientôt connue sous le nom de Vietminh (29).
Pour s'opposer aux séductions de l'insidieuse propagande nippone, l'amiral Decoux fut amené à innover. Le terme  de « Vietnam », jusqu'alors suspect, était employé  par le gouverneur général. Les grands épisodes de l'histoire du pays étaient célébrés. L'enseignement fut développé et l'étude de la langue nationale favorisée. Les notables retrouvaient leurs pouvoirs dans les villages, tandis que le traitement des mandarins était revalorisé. L'administration était largement ouverte aux autochtones  où était appliqué le principe : « A égalité de titre, égalité de situation ; à égalité de situation, égalité de traitement ». Un Conseil fédéral fut créé (en décembre 1941), à caractère consultatif, mais où les Indochinois étaient en nette majorité. (30)
Le 9 mars 1945, les Japonais procédaient à un coup de force, après avoir exigé que toutes les forces françaises soient placées sous leur commandement,  profitant de l'effet de surprise, ils déclenchèrent une sauvage offensive, réussissant à éliminer presque toute résistance (31). La Péninsule passa pour quelques mois sous le contrôle direct des Japonais. Avec leur appui, Bao-Daî, empereur d'Annam depuis 1932, dénonçait les traités passés avec la France et proclamait l'indépendance du Vietnam (11 mars). Quelques jours plus tard, le Cambodge et le Laos faisaient de même.
Le Vietminh saisit alors sa chance de se rapprocher des Alliés (en particulier des Américains) en se posant en parti indépendant, antijaponais et dégagé de la tutelle chinoise. Au lendemain d'Hiroshima, Hô Chi Minh constituait le Comité de Libération du Vietnam totalement dominé par les communistes. Le 14 août 1945, jour de la capitulation japonaise, l'insurrection générale était déclenchée. Le 18 août, le Vietminh entrait à Hanoî pour y installer un gouvernement où les postes clés  étaient détenus par les communistes. A la fin du mois d'août, le drapeau vietminh flottait de la frontière chinoise à la presqu'île de Camau (Cochinchine). Après l'abdication de l'empereur Bao-Daï  (25 août 1945), Hô Chi Minh, le 2 septembre 1945, annonçait la constitution d'un nouvel Etat, la « République démocratique du Vietnam » (R.D.V.N.).
Mais, conformément aux décisions de la conférence de Potsdam (juillet-août 1945), les trois « grands » -La France étant tenue à l'écart- décidaient de séparer l'Indochine en deux zones. Au nord du 16ème parallèle, les armées nationalistes chinoises de Tchang Kaî Chek étaient chargées de procéder au désarmement des Japonais ; au sud, la mission revenait aux troupes britanniques de lord Mountbatten, Vice-roi des Indes.
Par ailleurs, le général de Gaulle était bien décidé à rétablir l'autorité française en Indochine. La « déclaration gouvernementale du 24 mars 1945 » fait référence en la matière. Les droits individuels étaient affirmés avec netteté. On y proposait une Fédération indochinoise dans le cadre de l'Union française (32).


Patrouilles au Tonkin

      

  
Cette Fédération serait dirigée par un « gouverneur général français ». Les cinq Etats membres de la Fédération -Tonkin, Annam, Laos, Cochinchine, Cambodge- auraient leurs gouvernements et leurs parlements. Ceux-ci seraient élus au suffrage restreint et seraient essentiellement consultatifs, comme le Parlement fédéral. Ignorant la réalité vietnamienne, la déclaration restait fidèle à la division en « cinq pays ». Totalement dépassée après la capitulation japonaise, elle ne tenait aucun compte des indépendances récemment proclamées et elle méprisait l'aspiration d'une majorité de Vietnamiens à l'unité de leur pays.
Le 15 août 1945, le général de Gaulle nommait l'amiral Thierry d'Argenlieu haut commissaire pour l'Indochine, avec comme « première mission de rétablir la souveraineté de la France dans les territoires de l'Union indochinoise ». Le général Leclerc était, « sous l'autorité de l'amiral », nommé commandant supérieur des troupes. Le 12 septembre 1945, les premiers éléments du 5ème  Régiment d'infanterie coloniale débarquaient à Saîgon avec des soldats britanniques et hindous ; le major Gracey, commandant des forces britanniques, décidait de rétablir l'ordre à Saïgon. Dans la nuit du 22 au 23 septembre 1945, les Français prenaient le contrôle de tous les bâtiments des services publics de la ville (33). Au cours du mois d'octobre, des éléments de la 2ème DB, dotés d'un important matériel, arrivaient sur place pour entreprendre de grandes opérations en vue de dégager la capitale cochinchinoise. En réalité, la Cochinchine entière était en état d'insurrection. Leclerc allait réoccuper les principales villes de la province par des raids blindés fulgurants, « sans s'occuper des éléments vietminhs qui restaient derrière ». A la fin du mois de novembre1945, les hommes de la 9ème division d'infanterie coloniale (du général Valluy) commençaient à arriver à Saïgon. Tout de suite, cette unité était engagée dans des opérations -« qualifiées de pacification »- effectuées dans toute la Cochinchine et le Sud-Annam. Un jeune officier, à la tête d'une compagnie, a vécu les déplacements de la division du 19 novembre 1945 au 23 février 1946. Elle s'est répandue principalement autour de Saîgon -nettoyage de Cholon, Gia Dinh, Tan An, Mytho, Vinh Long, Bentré ; la région de Bien-Hoa, Tu Duc, Thudaumot et la boucle du  Donaï- mais aussi vers le nord-ouest en direction de la plaine des Joncs et au Sud-Annam (prises de Phan Thiet et de Baria). « Ces noms exotiques signifient bien des efforts physiques, des brûlures dues au soleil, le harcèlement des moustiques dans les eaux boueuses des rizières et des « arroyos » (cours d'eau) et de nombreux accrochages avec un ennemi souvent insaisissable. Ceux qui connaissent ce pays et les difficultés pour circuler en dehors des axes routiers, se rendront compte des les difficultés pour circuler en dehors des axes routiers, se rendront compte des efforts fournis par les hommes des unités ».  (34)
Après trois mois de séjour, ce jeune officier nous donne ses « premières impressions »  sur l'Extrême-Orient : « On ne peut concevoir déracinement plus saisissant. Les bruits nous sont étrangers, le pays dégage une odeur douceâtre ; la nuit est peuplée de bruits insolites et suspects, énervant passablement les sentinelles. Le long des routes, des paysans passent en trottinant, la balançoire sur l'épaule ; ils transportent de cette façon aussi bien des briques que des légumes ou des enfants en bas âge. Un pays apparemment hostile par sa configuration et sa végétation, mais après les premiers contacts, toujours circonspects, la population se montre enjouée, prompte à nous accorder sa sympathie ; de fait, beaucoup de jeunes gens s'offrent à nous guider. Après deux mois de présence en Cochinchine, nous avons déjà constitué une section de partisans, qui participent à toutes nos opérations. La majorité des gens de la région ne portaient pas les Japonais dans leur cœur ; l'arrogance et la brutalité des soldats nippons avaient fait son effet. A maintes reprises, j'ai pu constater que les Vietnamiens ne haïssaient pas la France ». (35)
Le 6 février 1946, le général Leclerc résumait ainsi la situation : « La pacification de la Cochinchine et du Sud-Annam est achevée… Mais, il y a encore des bandes rebelles ». Certes, la résistance militaire vietminh s'effritait ; les troupes de la rébellion -un millier de combattants pour la Cochinchine- se dispersaient dans les forêts ou dans les marais de la plaine des Joncs. Mais, le terrorisme et la guérilla s'installaient partout -jusqu'à la fin de la guerre- dans les villes et les campagnes. La pacification était à la vérité plus apparente que réelle. (36)

2 – L'année 1946 ou les occasions manquées

            Au début de 1945, une fois le sud de l'Annam et la Cochinchine sécurisés, se posait le problème du nord de l'Annam et du Tonkin. Dans cette dernière région, Hô Chi Minh et le général Giap disposaient du soutien de la majorité de la population, et d'une armée importante, forgée dans la lutte contre le Japon et grossie du matériel et d'unités japonaises passées au Vietminh en août 1945. Prendre d'assaut le Tonkin supposerait d'engager une guerre difficile, meurtrière, à l'issue incertaine, avec des moyens militaires insuffisants. Le général Leclerc décida de négocier avec Hô Chi Minh, contre l'avis de d'Argenlieu. Ce fut Jean Sainteny, commissaire de France au Tonkin, qui s'en chargea.
Toutes ces difficultés étaient amplifiées et compliquées par la présence chinoise. Conformément aux accords de Postdam, les troupes chinoises étaient arrivées au Tonkin, en septembre 1945, pour désarmer les Japonais. Violemment opposés à la colonisation européenne, les nationalistes chinois avaient pour objectif avoué l'éviction de la France en Indochine. Cette armée nombreuse -neuf divisions, contre une seule division britannique au Sud- mettait le pays au pillage, multipliant les vexations et les avanies à l'égard des Français. Après des négociations difficiles, un accord franco-chinois (28 février 1946) prévoyait la relève des troupes chinoises du Tonkin par les troupes françaises, mais les modalités pratiques de l'opération étaient à régler au niveau local.
Le 6 mars 1946, Jean Sainteny et Hô Chi Minh signaient enfin l'accord tant attendu depuis plusieurs semaines : « Le gouvernement français reconnaît la république du Vietnam comme un Etat libre ayant son gouvernement, son parlement, son armée et ses finances, faisant partie de la Fédération indochinoise et de l'Union française. En ce qui concerne la réunion des trois Ky-Cochinchine, Annam, Tonkin- le gouvernement français s'engage à entériner les décisions prises par la population consultée par référendum ». (37)  En outre, « Le gouvernement du Vietnam se déclare prêt à accueillir amicalement l'armée française lorsque, conformément aux accords internationaux, elle relèvera les troupes chinoises. » (38)  Il était prévu que cette convention préliminaire du 6 mars serait ensuite suivie de « négociations franches et amicales sur les relations du Vietnam avec les Etats étrangers, les intérêts économiques et culturels français au Vietnam. »
Le traité avec les Chinois ayant été paraphé et Hô Chi Minh s'apprêtant à suivre, le général Leclerc donnait ordre à la flotte d'appareiller vers le Nord. En principe, tout devait se dérouler pacifiquement. Malheureusement, les Chinois étaient dérangés dans leur mise à sac du Tonkin. Les docks du port d'Haîphong étaient propriétés des généraux chinois, qui se livraient au trafic de la drogue. Au matin du
6 mars 1946, les premiers navires français remontaient la Cua Nam (la rivière d'Haîphong) ; ils étaient l'objet d'un tir nourri des forces chinoises. Les deux premiers chalands de débarquement étaient incendiés et coulés rapidement ; le troisième et la frégate « La Croix de Lorraine » ouvraient le feu sur les positions chinoises, bien qu'ils n'aient pas reçu d'ordre officiel de Paris. Enfin, le croiseur « Le Triomphant » ripostait faisant sauter un dépôt de munitions, ce qui déclencha un gigantesque incendie dans les entrepôts du port. Après plusieurs heures de combat, un cessez-le-feu était conclu, permettant le débarquement des troupes les jours suivants. Le « traquenard d'Haïphong » (Georges Fleury) a couté 36 tués et une centaine de blessés, dont un tiers de marins (39).
Le 18 mars 1946, Leclerc, à la tête de ses troupes, faisait son entrée à Hanoï. Après un an d'angoisse, la communauté française -militaires prisonniers dans la citadelle et civils- l'accueillait avec enthousiasme. Très méfiant à l'égard d'Hô Chi Minh, d'Argenlieu dénonçait un « Munich indochinois » dans l'accord du 6 mars 1946 ; il entendait interpréter le texte dans un sens restrictif. Il réussit à convaincre le
chef du gouvernement -le socialiste Félix Gouin- de la nécessité de rétablir l'autorité absolue de la France en Indochine. Cependant, Leclerc avait averti le gouvernement qu'il était impossible de reconquérir « un pays surexcité, armé et grand comme les deux tiers de la France ». A l'instigation de d'Argenlieu, le 1er  juin 1946, était proclamée la République de Cochinchine, « Etat libre », défini par les termes mêmes qu'employait l'accord du 6 mars à propos du Vietnam (40). L'initiative de l'amiral visait à empêcher la réunification du pays.
Le 6 juillet 1946, s'ouvrait la conférence de Fontainebleau. Cinq points étaient à l'ordre du jour : l'intégration du Vietnam dans l'Union Française, l'intégration du Vietnam dans la Fédération Indochinoise, la question de l'unité du Vietnam, les problèmes économiques et le projet de traité. Très vite, il apparut que les deux délégations avaient de nombreuses divergences. La méfiance s'installait. Les vietnamiens soupçonnaient la France de vouloir revenir sur ses engagements du      6 mars, alors que la délégation française accusait les Vietnamiens de vouloir aller au-delà  de cet accord. Déjà, des incidents renaissaient au Tonkin. Seule la conférence de Fontainebleau pourrait enrayer la marche à la guerre, mais, elle échoua. Enfin, le 14 septembre 1946 « un pauvre modus vivendi » était signé pour corriger ou camoufler en partie l'échec de la conférence et réserver l'avenir. (41)
L'affaire d'Haîphong (20-28 novembre 1946) éclata dans une atmosphère d'extrême tension ; « En quelques semaines, écrit le général Gras, la situation au Tonkin est devenue explosive ; l'étreinte croissante du Vietminh créait chez les Français, civils comme militaires, le sentiment d'un péril imminent ». (42)  Haîphong était le seul port du Tonkin indispensable à la vie économique, mais aussi le seul moyen pour ravitailler les troupes françaises. Le 20 novembre au matin, la marine française arraisonnait une chaloupe chinoise transportant de l'essence de contrebande. Les milices locales Vietminh ouvraient aussitôt le feu sur les marins français qui ripostèrent. Des barricades s'élevaient et la fusillade se généralisait à l'ensemble du port. Après un cessez-le-feu de quelques heures, les Français passaient à l'attaque avec l'appui de l'aviation et de trois avisos. « L'avenue de Belgique, la route du terrain d'aviation et le sud-est de la ville en plein quartier indigène » subirent « un sérieux pilonnage d'artillerie ». Après cinq jours de durs combats, les Français contrôlaient Haîphong  et une partie de sa périphérie (43).
Après les événements dramatiques d'Haîphong, les rapports franco-vietnamiens ne cessaient de se dégrader à Hanoî. Des tranchées étaient creusées dans les rues ; des barricades étaient élevées pour perturber la circulation  des convois militaires ; des murs étaient percés entre les maisons pour faciliter les combats de rue. « La ville indigène se transformait en une gigantesque taupinière » (Jean Sainteny). La population vietnamienne commençait à quitter la ville.         Quant au gouvernement Hô Chi Minh, il organisait l'évacuation progressive des administrations.
Le 19 décembre 1946 à 20 heures, la centrale électrique sautait, mettant Hanoï dans la totale obscurité. Des arbres étaient abattus et les passages à niveaux étaient obstrués par des wagons pour gêner le passage des troupes françaises. Des mines étaient posées aux carrefours. Les milices communistes attaquaient en hurlant toutes les positions françaises et les maisons des civils européens. Le commissaire de la République, Jean Sainteny, était grièvement blessé. Toute la nuit, la situation était demeurée confuse à Hanoï (44). Mais, à l'aube, les troupes de la ville avaient résisté, mais le dégagement de la ville allait se révéler beaucoup plus difficile que prévu. Au bout de deux mois, les derniers combattants  abandonnaient le terrain.
La même nuit, « simultanément toutes les garnisons et les petits postes du Delta et du Centre-Annam furent attaqués par des milliers de soldats Viêtminhs (30 à 50 assaillants contre un) ; grâce à la solidité de nos soldats qui avaient combattus en 1944-1945, aucune garnison ne fut submergée, malgré les pertes sensibles subies. De leur côté, des unités Viêts entières furent décimées, et des centaines de cadavres laissés sur place, autour des garnisons tenues par nos unités, attesteront de la violence des combats. Hô Chi Minh s'enfuie d'Hanoï vers les zones montagneuses boisées au Nord-Ouest d'Hanoï (45).
Au cours des mois de janvier et février 1947, des opérations furent montées pour secourir les garnisons attaquées et assiégées, par exemple celle de Haïduong, au début de janvier. « La route entre Haïpong et Haïduong  était coupée en de nombreux endroits. Il a fallu faire plusieurs colonnes avec débarquements successifs, pendant que le génie réparait la route… Nous sommes embarqués sur LCT (bâtiment de transport) avec des blindés, du génie et de l'infanterie.  Nous avons fait le voyage de nuit sur les petits arroyos. A l'aube, nous nous sommes faits canarder assez sérieusement, puis nous sommes débarqués sans incident à quinze kilomètres d'Haïdong, et nous avons rejoint la route d'Hanoï. Nous nous sommes finalement arrêtés devant un grand pont détruit à six ou sept kilomètres d'Haïduong. Les LCM (transports de troupes) de la flottille nous servaient de bacs… Le lendemain, après avoir fait une tête de pont, nos éléments ont pénétré dans les faubourgs d'Haïduong après quelques tirs d'artillerie. Nous avons été accueillis par quelques petites rafales bien ajustées. Le lendemain, nous avons libéré Haïduong, sauf quelques points qui résistaient encore. La garnison constituée par la 7ème Compagnie du 6ème Régiment d'Infanterie Coloniale était contente de nous voir arriver. Les environs ont été nettoyés par l'infanterie. La bagarre a été chaude car les Viêts s'étaient retranchés et préparés à l'attaque depuis un certain temps, mais l'opération a été payante (armes, documents) » (46)
Pour éviter la guerre, il eût fallu du côté français un pouvoir fort et une opinion vigilante. En fait, les hommes politiques français étaient « noyés »  depuis un an  dans la cascade des  consultations électorales. Ils n'avaient ni le temps ni même la volonté de s'occuper de ce conflit lointain et compliqué. Ils ne se rendaient pas compte des changements profonds  qui s'étaient produits tant dans les esprits, que dans les structures en Indochine, ni de la force révolutionnaire du Vietminh. Le pouvoir était faible, changeant tous les six mois, incapable de définir clairement une politique et de veiller à son exécution. L'opinion était indifférente, plus préoccupée des dures réalités de la vie quotidienne que d'une guerre se déroulant à 12 000 kilomètres de la Métropole.
Le coup de force japonais du 9 mars 1945 avait porté un coup fatal à la présence française en Indochine en provoquant l'élimination de l'administration et de l'armée française ; en détruisant le maillage administratif et social patiemment tissé par plusieurs décennies de colonisation, des zones entières du pays étaient livrées à l'anarchie. En ordonnant la reconquête de l'Indochine, le général de Gaulle voulait redonner à la France tous les éléments de sa grandeur perdue par la défaite de 1940. Les objectifs de la reconquête étaient en inadéquation totale avec les réalités du terrain, tout comme les moyens mis en œuvre  pour les atteindre. A l'origine, le corps expéditionnaire français de 70 000 hommes était prévu pour libérer l'Indochine des Japonais.  Mais, à leur arrivée en octobre 1945, ils durent alors affronter, non pas des Japonais déjà vaincus, mais des Indochinois qui avaient proclamé leur indépendance. En outre, le contexte international était très défavorable : Américains, Chinois et Japonais étaient d'accord pour nous éliminer d'Indochine. (47)

29 - Le Vietminh était « un large front national rassemblant non seulement les ouvriers, les paysans, les petits bourgeois et les bourgeois nationaux, mais aussi les propriétaires terriens patriotes ». A cette époque Hô Chi Minh se voulait d'abord nationaliste.
30 - DEVILLERS (Philippe), « Paris, Saïgon, Hanoï. Les archives de la guerre, 1944-1947 »,  collection « Archives, Paris, Gallimard-Julliard, 1988, pp. 19-3. - DALLOZ (J.), « La guerre d'Indochine, 1945-1954 », op. cit., pp. 44-55.
31 - De faibles forces échappèrent au coup du 9 mars 1945. Au Tonkin, le général Alessandri conduisit sur plus de mille kilomètres, la retraite de 6 000 hommes vers les montagnes du Nord-Ouest du Tonkin pour atteindre la frontière chinoise.
32 - « L'Union française » -le terme apparaissait pour la première fois officiellement- remplaçait l'Empire.
33 - GRAS (Général Yves), « Histoire de la guerre d'Indochine », Denoël, 1992, pp. 51-58. Dans un raccourci saisissant, le général Gras écrit : « La guerre avait commencé le 23 septembre, mais cela nul ne le savait encore ».
34 - Témoignage écrit (anonyme) d'un jeune officier de la 9ème D.I.C. (aujourd'hui, lieutenant-colonel à la retraite dans le Bordelais).  En trois mois, les pertes de sa compagnie étaient les suivantes : tués un capitaine, 2 sous-officiers, 3 soldats et l'aumônier du bataillon ; blessés, un sous-officier et 2 soldats.
35 - Idem, témoignage écrit (anonyme).
36 - « Leclerc et l'Indochine, 1945-1947 », (sous la direction de Guy PEDRONCINI et Philippe DUPLAY) Paris, Albin Michel, 1992, pp. 83-105.
37 - Le gouvernement vietnamien avait fait deux concessions : le mot indépendance ne figurait pas dans l'accord et l'unité des trois Ky n'y était pas consacrée. De son côté, « le Monde » du 9 mars 1946 notait : « On se félicite  dans les milieux autorisés du résultat obtenu. Toutefois, l'accord signé, reste sa mise en application. On ne saurait, à ce sujet, faire preuve de trop de prudence. »
38 -DEVILLERS (Philippe), «  Paris, Saïgon, Hanoï. Les archives de la guerre 1944-1947 », ….op. cit., pp. 148-149.
39 -Témoignage de Marcellin Pace et deux autres témoignages anonymes ; - voir également Georges FLEURY, « La guerre en Indochine, 1945-1954 », Collection « Tempus », n° 33, éditions Perrins,   pp.  82-95.
40 - Certes, le texte fondateur faisait une allusion explicite au référendum prévu par ce dernier accord.
41 - FAUVET (Jacques), « La IVème  république », le Livre de poche, n° 3213, 1971, pp. 113-122 ; - DEVILLERS (Philippe), « Paris, Saîgon, Hanoï », op. cit., pp. 194-199 et 205-222.
42 -GRAS (général Yves), « Histoire de la guerre d'Indochine… », op. cit.,  p. 132.
43 - Lettres (anonymes) d'un officier décédé. Il concluait ainsi sur les événements d'Haîphong : « La  leçon et la démonstration de notre force pendant les journées du 20 au 28 novembre, interrompues pendant la trêve de 36 heures, du 22 au 23 environ, serviront de leçon aux Viêts, et à l'avenir, ils se montreront plus soumis, compréhensifs et de meilleure foi.»
44 - Voir Annexe I : Hanoï dans la nuit du 20 au 21 décembre 1946, récit d'un aviateur.
45 - Témoignage écrit anonyme d'un officier de la 9ème Division d'Infanterie Coloniale (D. I. C)
46 - Témoignage écrit anonyme d'un officier décédé.
47 - Plusieurs témoignages – Voir aussi RIGNAC (Paul), «  La guerre d'Indochine en questions », Paris, Indo Editions, 2009, pp. 11-33.


 CHAPITRE III 


DES ANCIENS COMBATTANTS
DE LA GUERRE D'INDOCHINE PARLENT

 « Parlez à vos enfants de cela et que vos enfants le racontent à leurs enfants et leurs enfants à une autre génération ». La Bible, Joël 1/3.
« Le passé n'est jamais mort, il n'est même jamais passé ». William Faulkner.

            A la différence des deux grands conflits mondiaux et de la guerre d'Algérie, la guerre d'Indochine est en tout cas « une guerre oubliée » pour nos contemporains  - confusion dans les esprits avec la guerre du Vietnam – comme le constatent les derniers survivants  de ce conflit lointain. Le terme même « d'ancien d'Indochine » semble porteur d'une espèce de mystère, comme s'il subissait l'étrange envoûtement  si souvent invoqué de l'Asie. Près d'un demi-million d'hommes de toutes origines (Français, légionnaires, Maghrébins et Noirs africains) et de toutes armes participèrent  à la campagne d'Indochine de 1945 à 1954 au sein des troupes françaises d'Extrême-Orient (T. F. E. O.). Seuls les acteurs d'abord, puis les historiens s'y sont intéressés (à la fin des années 1970). Malgré d'innombrables ouvrages sur cette guerre (environ 12 000),  le soldat d'Indochine (48) reste souvent un inconnu, entouré d'un halo de déformations, de préjugés et d'images toutes faites, variant selon les convictions de chacun.
Avant la disparition totale des anciens combattants d'Indochine, nous avons désiré recueillir les témoignages de ceux qui ont vécu cette guerre. Pour les aider à retrouver leurs souvenirs, nous avons établi un questionnaire détaillé, nullement limitatif et obligatoire. Les intéressés ont pu s'exprimer librement, sans tenir compte du questionnaire éventuellement. Selon leurs propres souhaits, leurs témoignages oraux ou écrits (49) pouvaient être partiellement ou totalement anonymes. Certains se sont excusés de « leur perte de mémoire », due généralement à leur grand âge ; effectivement, dans le secteur de Castelnaudary (Aude), la moyenne d'âge de ces vétérans est de 87 ans, les plus jeunes étant nés au début  des années 1930 (50). Outre ces témoignages, nous avons pu avoir quelques souvenirs manuscrits (lettres, conférences) (51) ou même édités confidentiellement (c'est-à-dire non commercialisés) dans le cadre d'une famille ou d'une amicale d'anciens combattants (52).
Notre enquête a permis d'obtenir cinquante et un témoignages d'anciens combattants d'Indochine, répartis principalement dans le Grand Lauragais et l'Albigeois (environ 75 %) et secondairement dans le Poitou-Charentes et le Bordelais (53). En 2009-2010, leur moyenne d'âge était de 81,5 ans ; les plus jeunes, c'est-à-dire ceux nés à partir de 1930, représentaient environ 30 % des effectifs. Les témoignages collectés nous donnent une idée de leurs milieux familiaux. En prenant en compte la profession du père, les fonctionnaires et les agents de l'Etat forment environ le quart de l'ensemble, suivi par les paysans (environ 20 %), les petits patrons et les artisans (de 18 à 20 %), les officiers et sous-officiers et les gendarmes (15%), enfin les commerçants et les ouvriers, respectivement environ 10 % (54). Il est difficile de connaître  le niveau d'études des combattants (55).  Nous avons relevé quelques chiffres : une dizaine de militaires du niveau du Certificat d'Etudes Primaires ; 4 titulaires d'un Certificat d'Aptitude Professionnelle obtenu le plus souvent dans les écoles militaires ; 6 ont suivi des études secondaires, enfin, une dizaine ont fait des études supérieures (Saint-Cyriens compris).
Dans le souvenir des contemporains, les soldats  d'Indochine étaient tous volontaires. Cette idée bien ancrée dans l'esprit populaire, dénote une réelle méconnaissance des questions militaires de l'époque (56). En Indochine, on trouvait deux grandes catégories de militaires : les désignés et les volontaires. Dans une guerre où ne combattaient que des militaires de métier, une telle distinction a de quoi surprendre. Et pourtant, le Commandement fut amené à prendre des mesures pour désigner les partants. Des listes étaient établies pour ceux qui devaient rejoindre le Corps Expéditionnaire dans les cas d'envois individuels. En revanche, lorsqu'un bataillon partait, tous ses hommes le suivaient « en tour opérationnel ». Cette méthode était la conséquence du manque de volontaires pour l'Extrême-Orient et des besoins sans cesse croissants. D'ailleurs, la circulaire du 27 janvier 1946 stipulait que tout militaire de carrière ou lié par contrat était susceptible d'être envoyé en Indochine (57). D'après notre enquête, 70 % des hommes sous contrat étaient des désignés d'office. En 1954, « la plus grande majorité des cadres étaient désignés et non volontaires, et beaucoup se contentaient du minimum ». (58)
Globalement, les volontaires représentaient 30 % des hommes sous contrat (59). On peut déceler plusieurs causes de départ en Indochine, malgré la diversité et la complexité des motivations (60). Les préoccupations économiques arrivent en tête des mobiles. Le volontariat offrait une solution acceptable aux chômeurs désireux de se sortir du besoin ou de subvenir à l'entretien de leur famille, c'est-à-dire gagner leur vie avec des possibilités d'une promotion plus rapide. Pour certains, c'était la chance de faire une carrière (surtout si l'on n'avait pas de diplômes) et de monter dans l'échelle sociale avec la perspective d'avoir ensuite un emploi réservé. Il n'a guère été possible, sauf exceptions, d'obtenir des réponses précises sur le problème de l'attrait des soldes. En 1947, un caporal de la 9ème Division d'Infanterie Coloniale, stationnée au Tonkin dans un poste le long de la frontière chinoise, gagnait 428 piastres par mois (61), mais le coût de la vie était très chère (10 piastres pour une boisson). Pour le lieutenant Norbert Delpon du 27ème Bataillon de Tirailleurs Algériens -en mission dans le Centre-Annam, dans les années 1950-1951- « la solde était correcte », avec parfois des primes de risque (revalorisées chaque année) dans des zones dangereuses bien déterminées (62). Le soldat André Pitié, engagé pour trois ans (octobre 1952-octobre 1955), avec un séjour de 22 mois au Tonkin, toucha, durant toute cette période, la somme de « 162 000 francs et une prime exceptionnelle de 24 000 francs ». (63)
Le patriotisme, fortement établi dans de nombreuses familles, peut expliquer un départ en Indochine. Certains se souviennent des récits d'un père (ou d'un proche parent militaire) sur l'héroïsme des poilus de la guerre de 1914-1918 et de l'appel des morts lors des cérémonies du 11 novembre. Vers la fin de l'année 1950 apparut l'idée de la lutte contre le communisme. Les témoins parlent de la guerre contre le totalitarisme, de combat pour la défense des valeurs de l'Occident Chrétien et de sauvegarde  des libertés du monde (64). Les événements de 1939-1945 influencèrent grandement les décisions des hommes. D'après les témoignages recueillis, 25 % des volontaires ont connu la Résistance et les maquis et 18 % ont participé aux combats de la Libération et à la campagne d'Allemagne.
Le goût du voyage et de l'aventure est évoqué par 10 % des témoins. L'Indochine éveillait des souvenirs de classe, mais aussi tout un monde merveilleux, un pays exotique, des civilisations très différentes des nôtres et des populations attirantes. Pour inciter les jeunes à servir en Indochine, la propagande se faisait par des causeries, des films sur l'Asie, des affiches, des cartes postales, des dépliants et des articles dans la presse (« Paris-Match », par exemple) (65). Parfois, on essayait de faire vibrer la fibre patriotique : « Après Strasbourg, Saïgon »disait le général Leclerc ; ou bien les slogans suivants : « L'Indochine a besoin d'hommes », « L'Indochine vous attend, souscrivez dès maintenant un engagement ou un rengagement ». Enfin, le volontariat pouvait cacher de véritables détresses humaines. On trouvait dans le Corps Expéditionnaire des pupilles, des orphelins, des divorcés, des jeunes en échec dans leurs études, en pourcentage plus important que dans la société française. Partir également en Indochine pour prendre la place d'un ami tué ; revoir son frère engagé, voire même par dépit amoureux (66).
Comment étaient répartis nos anciens combattants au sein des Troupes françaises d'Extrême-Orient ? L'aviation représente 16 % de l'ensemble, les services administratifs 8 %, la Marine 6 % et l'armée de Terre (au sens large du terme) 70 %. Le conflit indochinois était le champ ouvert du fantassin par excellence à tel point qu'on employa comme tels des cavaliers, des soldats du Train ou des sapeurs (67).
Essayons d'estimer la durée des séjours en Indochine. Le mot « séjour » -ou « temps de séjour »- revient sans cesse dans les témoignages des « anciens »
d'Indochine. L'étude statistique de nos données traduit la complexité de la notion du temps de séjour. Dans sa thèse, l'historien Michel BODIN calcule la durée d'un séjour à partir des dates de débarquement  en Indochine et celles du départ pour la métropole. En principe, la date de rapatriement était calculée à partir de la date d'arrivée, augmentée du temps de séjour et de la majoration réglementaire du moment. L'embarquement se faisait à la première occasion, suivant ce temps, en fonction de la situation militaire et des possibilités de transport. Malheureusement, un certain nombre de nos anciens combattants avaient perdu leur livret militaire, qui aurait donné ces précieuses indications. Nous n'avons pas pris en compte les séjours inférieurs à trois mois. Il s'agissait le plus souvent de rapatriés sanitaires, c'est-à-dire des blessés graves ou des malades, (paludisme, amibiase, par exemple). Nous avons également exclu les cadres administratifs aux séjours très variables (de 8-10 mois à 36-40 mois), c'est-à-dire 8 % de l'ensemble. Nous n'avons analysé que la durée du premier séjour qui représente 86 % de nos effectifs (68). La durée moyenne des séjours était de 26,5 mois. Pour Michel BODIN, les séjours longs (au-delà de 25 mois) représentaient 57 % des cas.
La guerre d'Indochine, « dévoreuse d'hommes », a toujours été à la recherche d'effectifs. Le recrutement s'effectua pratiquement toujours dans un état de crise permanente. Les difficultés de la France (en particulier financières) ne permirent pas au Corps Expéditionnaire d'avoir un potentiel maximum et on assista à une course effrénée entre les moyens souhaités, les moyens demandés et les moyens accordés. (69)

Bateau le Pasteur en baie d'Along (mis en service en 1939)

47


48 - Le terme de soldat s'entend au sens large, du seconde classe au commandant en chef, sans distinction d'origines.
49 - Dans un seul cas, nous avons eu de longs entretiens téléphoniques avec la propre fille d'un officier décédé.
50 - Toutefois, l'état général de ces « anciens d'Indochine » semble bon à première vue.
51  - Nous avons pu consulter longuement la correspondance de deux officiers supérieurs.
52  - L'Amicale du 8ème R. P. I. MA, de Castres (Tarn) a ainsi réalisé deux ouvrages : «  Cinquante ans au « 8 » Indochine 1951-1954 »,  sans date (2004), et «  Il y a cinquante ans, le 8ème choc à Dien Bien Phu », sans date (2004).
53 - Environ 15 % des anciens militaires contactés ont refusé de participer à l'enquête pour diverses raisons
54 - En revanche, il n'a guère été possible de déterminer les professions des combattants engagés : deux ouvriers agricoles, un valet de ferme, un manœuvre et un ouvrier boulanger.
55 - Effectivement, un certain nombre ont refusé de préciser leur niveau d'études.
56 - En revanche, si l'opinion publique entend par « volontaires » des hommes ayant choisi librement (ou presque) le métier des armes, elle n'a pas tort.
57 - BODIN (Michel), «  Soldats d'Indochine, 1945-1954 », Editions L'Harmattan, collection « Recherches Asiatiques », Paris, 1997, p. 14.
58 - ROY (Jules), «  La bataille de Dien Bien Phu », Julliard, Paris, p. 587.
59 - En ce qui concerne les désignés et les volontaires, notre enquête donne les mêmes pourcentages que ceux de la thèse de Michel BODIN.
60 - Nous avons expressément posé cette question à tous les anciens combattants interrogés oralement.
61 -Témoignage anonyme. Jusqu'en avril 1953, la banque d'Indochine échangeait une piastre contre 17 francs ; par la suite, le taux baissa : une piastre contre 10 francs.
62 - Témoignage du colonel Norbert Delpon.
63 - Témoignage d'André Pitié. Les sommes citées figurent sur son livret militaire.
64 - Témoignage d'Aimé Claude Pagés.
65 - Etant enfant, nous nous souvenons des avis des gendarmeries de Revel et de Sorèze : ces affiches de couleurs vives représentaient le combattant en action, le plus souvent sur un fond de paysages exotiques.  Dans les années 1949-1950, la prime d'engagement pour trois ans avec acte de volontariat pour l'Indochine, était de 4 500 francs ; cette prime était versée pour les deux tiers au départ, le tiers restant étant versé aux survivants (Emile LEBARGY, « Indochine, de ma jeunesse », Auto édition, 1999, p. 39).
66 - Pour les enfants de troupe, il n'y avait pratiquement aucune autre issue. -Dans l'enquête, nous n'avons rencontré qu'un engagé volontaire du contingent-. Pendant toute guerre, toutes armes confondues, il n'y eut guère qu'un engagement de 1 000 à 1 500 français par mois, d'où la nécessité de faire appel à la Légion et aux soldats d'Afrique. - Voir aussi, Michel BODIN,  «  Soldats d'Indochine, 1945-1954 », L'Harmattan, 1997, pp. 11-41.
67 - Outre les régiments de la Légion (environ 15 % de l'ensemble), mentionnons d'autres unités par ordre décroissant : le 1er Régiment de Chasseurs Parachutistes, le 8ème Bataillon de Parachutistes coloniaux ; le 4ème Régiment d'Infanterie Coloniale, la 9ème D. I. C., le 21ème R. I. C., le 43ème R.I. C. ; le 6ème Régiment de Spahis Marocains, le 8ème Régiment de Spahis Algériens, le 5ème Régiment de Tirailleurs Sénégalais, le 6ème Régiment de Tirailleurs Algériens, le 24ème Régiment de marche du Tchad ; le 2ème Bataillon de Zouaves, le 7ème Bataillon de Chasseurs Alpins…
68 - Un second séjour ne concerne que 4 combattants ; un troisième séjour, 2 combattants seulement. Nous ne leur avons pas demandé les causes de leur rengagement.
69 - BODIN (Michel), «  La France et ses soldats, Indochine, 1945-1954 », collection Recherches Asiatiques, Paris, l'Harmattan, 1996, pp. 13-40.

 

Retour au Sommaire

Vers chapitres IV-V-VI
Vers Chapitres VII-VIII-IX
Vers Chapitres X-XI

CONCLUSION 

Annexes 1-2-3-4
Annexes 5-6-7