CHAPITRE PREMIER

Revel

 

 

Au seuil de la Montagne Noire, dans la riche vallée du Sor, à quelques kilomètres du bassin de Saint-Ferréol, Revel, pittoresque cité du Languedoc intérieur, abrite dans ses vieux murs une foule d'activités artisanales, dont la plus importante est la fabrication des meubles marquetés de style Louis XV.

 

Dans ce haut pays du Languedoc, des vocations industrielles multiples se sont épanouies : c'est à quelques kilomètres de là, que le petit village de Durfort est tout résonnant du martelage de ses cuivres ; mais le caractère indiscipliné, un peu amateur, très débrouillard, quoique enclin à la dispersion, de la population, s'accommode à peu près exclusivement du travail artisanal, qui permet plus de fantaisie dans les heures de présence et le rendement, que le travail d'usine et n'exclut pas des activités multiples ; la quasi impossibilité où l'on est, en Languedoc, de recruter une main-d'œuvre d'ouvriers d'usine, se pliant à la discipline exigée par le travail industriel, est un fait bien connu.

 

Revel est une ville à vocations successives ; jusqu'en 1914, elle fut un centre de tanneries et de tissages, mais, faute d'avoir pu moderniser la technique, comme on le fit ailleurs, les tanneries fermèrent leurs portes l'une après l'autre, et les tissages aussi.

 

A la fin du siècle dernier, Revel comptait déjà quelques artisans, fabriquant des meubles très simples en Peuplier ou Carolin de la Garonne, on appelait ces meubles « gabarou » ; ainsi, un petit noyau de main-d’œuvre, sinon d'ébénistes, du moins d'habiles menuisiers, existait déjà.

 

En 1888, arriva à Revel un ébéniste-marqueteur d'origine versaillaise, qui, après avoir appris au Faubourg les techniques de la marqueterie et de la sculpture, fit un véritable Tour de France, qui le mena à Toulouse où il travailla un certain temps. Une visite à un collectionneur de Revel et une maladie qui se déclara au cours de ce déplacement, devaient fixer son destin, en même temps que celui de l'artisanat revélois. II travailla d'abord seul, puis prit avec lui un bourrelier et un cocher auxquels il enseigna la technique de l'ébénisterie ; ce recrutement inattendu, dans un pays où les faiseurs de « gaba­rou » eussent dû fournir les premiers marqueteurs, paraît beaucoup moins surprenant, quand on connaît l'esprit fantaisiste, enclin à s'adapter à toutes les circonstances, des Revélois.

Le nombre des ouvriers recrutés peu à peu clans la main-d'œuvre du « gabarou » augmenta rapidement avec la réussite.

Dès 1896, une partie de ces ouvriers, devenus ébénistes, quittent leur patron, qui leur prête matériel et établis, et s'installent à leur compte. Ainsi Revel devait vivre ce paradoxe : faire des meubles de style avec des spécialistes du « gabarou ».

 

Entre 1914 et 1927, la marqueterie fit la fortune de l'artisanat revélois, excellent désormais dans la marqueterie à fleurs, très prisée à l'étranger. La brusque chute des exportations, à partir de 1927, fut très nuisible à la production revéloise ; néanmoins, pendant la guerre et jusqu'en 1948, la prospérité générale de l'industrie du meuble amena un nouveau développement de l'artisanat, qui subit actuellement une réduction importante.

 

Entre 1940 et 1945, lors de l'établissement des statistiques du C.O.I.B., 16 ateliers groupant 300 ouvriers, étaient recensés à Revel ; ils comprenaient une affaire importante, avec 36 ouvriers, dont l'extension était fortuite, car c'était un atelier revélois équipé de façon moderne, qui, fermé, en raison de la mobilisation de son propriétaire, avait été loué à un réfugié, étranger à la région : il prit une ampleur due aux circonstances, en attendant de retrouver sa forme primitive.

 

En dehors de celle-ci 3 ou 4 affaires occupaient une quinzaine d'ouvriers chacune, les autres, 7 ou 8 ouvriers. Sur ces 16 entreprises, 8, dont la plus importante, faisaient de la marqueterie, 5 faisaient du « gabarou », 1 des meubles laqués de cuisine, les 2 autres, du moderne massif ou plaqué ; Revel comptait, en outre, 15 artisans travaillant avec un seul ouvrier, sur lesquels 3 ou 4 étaient spécialisés dans le meuble marqueté, les autres dans le moderne.

 

De 1945 à 1948, les 16 entreprises principales ont subsisté, certaines diminuant leur effectif, ce qui fit passer les ateliers artisanaux de 15 à 70, les ouvriers s'installant à leur compte. Entre 1948 et 1950, 4 affaires ont fermé leurs portes, celle qui avait été louée est redevenue ce qu'elle était avant guerre, une entreprise artisanale bien équipée, avec 7 ou 8 ouvriers ; beaucoup de manœuvres spécialisés, engagés au moment où la prospérité des affaires exigeait une augmentation des effectifs, ont été licenciés ; le nombre des ateliers artisanaux est repassé de 70 à 40, les autres artisans étant redevenus ouvriers. En outre, une vingtaine d'ouvriers, non déclarés, font des réparations ou des meubles entiers chez eux ; 4 sculpteurs et 1 marqueteur travaillent à façon. Finalement, ce n'est guère plus de 200 ouvriers qui font actuellement des meubles à Revel, et les effectifs, par suite de la mévente, ont tendance à tomber, bien que l'on ait réduit les heures de travail de 48 à 40, et même à 36.

Dans quelle mesure, si cet état de choses subsiste, Revel restera-t-il un centre de fabrication du meuble ?

La population ouvrière et artisanale, aimant le changement, paraît mal faite pour la lutte, il est certain aussi, qu'il y a quelque chose d'essentiellement fortuit dans l'existence d'un centre de marqueterie à Revel, et un signe d'évolution inquiétant se manifeste dans la facture du meuble revélois : l'abandon de plus en plus marqué du véritable travail de marqueterie qui avait fait son succès.

Les statistiques semblent prouver que les exportations, cause de la fortune des artisans revélois, s'étant effondrées, il a fallu l'exceptionnelle prospérité de la seconde guerre mondiale et des quelques années qui l'ont immédiatement suivie, pour que ce centre ait un regain d'activité ; le marché français accueillit alors les copies abâtardies, car tout pouvait se vendre.

Aujourd’hui que les lois sociales ont causé l'élévation du coût de la main-d’œuvre, Revel est menacé.

 

Pour abaisser le prix de revient dans cette production, où la machine a si peu de part, on s'efforce de réduire, dans la fabrication, le travail de l'ouvrier hautement qualifié : les marqueteries très ouvragées sont de plus en plus remplacées par un placage uni orné de « frisage », le fini du travail est un peu sacrifié, d'autant plus que, en dépit de son habileté, le manque d'assiduité nuit au rendement de l'ouvrier revélois ; aussi l'amateur de marqueterie boude-t-il cette production.

D'autre part, Revel subit une double concurrence : celle de la marqueterie parisienne, beaucoup plus précieuse, plus coûteuse évidemment, mais mieux placée sur le marché, et celle de Vigneux, en majorité de qualité inférieure, mais d'un prix de revient plus modique, et satisfaisant largement le client peu averti.

 

Pour l'instant, il semble que ce soit dans une diminution des effectifs, pour ne pas dire la suppression des effectifs ouvriers (entendons le retour à l'entreprise la plus exiguë), que l'artisanat puisse trouver son salut : en effet une production qui serait ainsi moins lourdement grevée par la fiscalité lutterait plus facilement contre la concurrence, rien n'empêchant les ouvriers qualifiés de devenir artisans façonniers ; cette solution permettrait à l'ensemble du groupement, au moins pour un temps, de résister aux difficultés ; la structure des ateliers revélois faciliterait d'ailleurs la transformation.

 

La majorité des ateliers, même quand ils occupent 5 à 7 ouvriers, ne contient qu'une machine combinée et une presse à vis, car le placage se fait au sable (1) et au marteau (2).

Les rares entreprises possédant 5 machines sont celles qui ont eu, à un moment donné, une plus grande extension. Un désordre pittoresque règne dans les ateliers, auxquels bien souvent la rue sert d'annexe. Contrairement à ce qui se fait à Paris, dans chaque atelier on exécute l'ensemble du travail : débit, placage, montage, marqueterie, vernissage et patine, éventuellement, car bien que les meubles soient faits en bois neufs venant des Pyrénées, de la Montagne Noire et de la vallée de la Garonne, achetés à des scieurs de la région, et les placages achetés aux usines de tranchage parisiennes, ils sont un peu patinés pour donner le cachet ancien ; chacun fait aussi le gainage des secrétaires et des poudreuses. Cependant, pour le choix, la taille et le polissage des marbres, on s'adresse à l'un des deux marbriers du pays travaillant pour le meuble ; pour les bronzes, un ferronnier et un ciseleur se chargent de l'ouvrage pour tous les ateliers. Toutefois, il est aisé de diviser les tâches entre les ouvriers : préparation des placages, marqueterie ou frisage, vernissage, gainage, etc., pouvant être faits hors de l'atelier ; chaque compagnon devenu façonnier, travaillant chez soi, l'entreprise peut ainsi être fictivement réduite.

A côté des spécialistes du meuble marqueté, subsiste la vieille fabrication du « gabarou », meuble commun en Carolin de la Garonne, exécuté selon la technique menuiserie, dans des ateliers tout aussi archaïques que les autres.

En outre, trois affaires ayant chacune une originalité particulière se différencient des autres, C'est d'abord celle qui fut à l'origine du groupement des marqueteurs ; elle a élargi sa spécialisation première, à celle de l'ancien de tous styles, et surtout du meuble « maquillé»: ainsi, avec des carcasses de meubles anciens, elle exécute des interprétations d'ancien qui, une fois « patinées », peuvent être écoulées par les antiquaires - ou elle reconstitue des meubles de style avec les éléments qui peuvent rester à la suite de détérioration, etc.

Cela exige des recherches dans les vieilles demeures et les châteaux pour trouver vieux bois, meubles abîmés par le temps, etc. Dans cette fabrique, cinq machines vétustes suffisent au travail de vingt ouvriers et ont même permis, à certains moments, d'atteindre un effectif de 50 ouvriers ; c'est que les méthodes restent tout à fait artisanales, le découpage des marqueteries se fait à la sauteuse à pied, qui est une scie à pédale, et le placage, au sable, comme dans les autres entreprises du pays ; l'atelier de vernissage-maquillage, dont dépend l'authenticité de la production, a une particulière importance.

 

Installée dans une ancienne tannerie, transformée en 1927, on trouve une autre fabrique de meubles, curieux exemple de conversion industrielle. L'ancien tanneur, après avoir exercé un an sa nouvelle activité, vendit cette entreprise à un ébéniste de Revel qui la spécialisa dans le meuble folklorique basque, bressan, béarnais, provençal. Ici encore, cinq machines et sept ouvriers suffisent pour une production tout à fait artisanale.

 

Enfin, une dernière entreprise, étrangère aux autres, mais appartenant cependant à l'industrie de l'ameublement, est une double fabrique de sièges : d'une part, atelier artisanal faisant des sièges en rotin ; d'autre part, usine moderne spécialisée dans les sièges de plage, occupant au total plus de 30 ouvriers. La première est le cadre d'une fabrication toute manuelle, exécutée par une main-d’œuvre mi-féminine, mi-masculine, ayant succédé à celle qui faisait, jusqu'en 1906, dans la même entreprise, des sièges en bois et en osier.

Le rotin, importé des Indes néerlandaises, est filé à Champigny-sur-Marne, et une quarantaine de fabriques françaises, spécialisées dans la vannerie, l'utilisent. Les sièges en rotin comprennent : une carcasse en malacca qui est assoupli à la flamme d'un bec Bunsen, ensuite cintré selon les courbures voulues, et refroidi à l'eau ; le rotin sert à l'habillage du siège ; il est utilisé soit pour le cannage appliqué sur le châssis en bois formant le tour du fond de siège, et fixé sur l'armature en malacca, soit pour le tissage. Tout ce travail est fait avec un outillage minime. La seconde fabrique est une véritable usine équipée de machines modernes à grand rendement, pour exécuter la menuiserie des sièges à recouvrir de toile : fauteuils, chaises, « transats ». C'est la seule entreprise évoluée de Revel, elle produit 500 sièges par mois.

 

Enfin, des façonniers travaillent à Revel et dans les environs, pour un des premiers décorateurs de Paris, d'origine toulousaine : cuir, poterie, cuivre, objets de rotin, ferronnerie sont ouvrés, d'après ses dessins, par des artisans spécialisés. Revel, donc, sauf pour la fabrication des sièges de plage, ne comprend que des entreprises strictement artisanales aussi bien par l'organisation du travail, et l'outillage, que par les caractères de la production : en cela réside son originalité.

 

Certes, Revel n'est pas la seule ville de la région toulousaine où l'on fabrique des meubles ou des sièges : ateliers artisanaux et usines sont disséminés en Haute-Garonne et dans les départements voisins. Toutefois, en 1948, le syndicat professionnel de Haute-Garonne comptait 72 entreprises avec 700 ouvriers, non compris de petits artisans échappant à ce contrôle ; sur ce total, Revel avait 300 à 350 ouvriers, donc plus de la moitié de l'effectif, et, Toulouse, 120 à 130 ouvriers du meuble (3). Toulouse a donc cessé d'être un centre de fabrication du meuble ; en dehors d'une entreprise de 30 ouvriers, elle ne compte plus que des ateliers artisanaux. Que l'on considère la Haute-Garonne ou les départements voisins, aucun groupement n'est comparable à celui de Revel.

 

Les facilités d'approvisionnement en bois, ont sans doute été un élément favorable au développement du centre revélois, mais il est dû surtout au goût que la population porte aux activités artisanales, en dépit de la richesse agricole de ce haut pays languedocien. Les vocations pour l'artisanat d'art, le caractère industrieux, l'esprit créateur, se sont comme réfugiés dans cette région, la plus traditionnelle du Languedoc ; elle contraste, en cela, comme par la diversité régnant dans l'exploitation agricole, avec la plaine uniformisée par la viticulture du Bas-Languedoc.

 

Finalement la spécialisation dans la marqueterie, qui s'est implantée à Revel, paraît être surtout le fruit de la fantaisie méridionale, entraînée par une circonstance fortuite vers une activité qui s'est révélée, par la suite, rémunératrice, plutôt qu'une conséquence du déterminisme géographique.

 

(1) On pose les panneaux galbés recouverts de leur placage encollé sur une forme, et sous des sacs de sable épousant le galbe, puis on serre le tout dans la presse à vis.

(2) Les pieds des meubles sont plaqués au marteau, c'est-à-dire que l'on repousse, petit à petit, la colle qui est sous le placage à l'aide d'un marteau spécial, que l'on appuie progressivement sur la surface plaquée.

(3) D'après les statistiques communiquées par les syndicats patronaux, en 1948, en Haute-Garonne : 72 entreprises avec 700 ouvriers, dont une à Saint-Gaudens, avec 30 ouvriers. - Dans les Hautes-Pyrénées : 38 entreprises avec 157 ouvriers. - Le Gers : 8 entreprises avec 69 ouvriers. - Le Lot: 16 entreprises avec 66 ouvriers. - Le Tarn : 25 entreprises avec 632 ouvriers, dont une usine d'une cinquantaine d'ouvriers, à Labruguière, et un petit groupe artisanal à Rabastens. - Enfin, il faut noter un petit groupement de fabricants de meubles en Noyer (provenant des Causses), à Rodez et Millau.

 

 

 

Un raccourci sur le sujet dans la rubrique de Revel

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