Société d'Histoire de Revel Saint-Ferréol                          -                                      Cahier d'Histoire de Revel  N° 20       pp 3-10

 

L'or blanc au Pays de Cocagne
laine et pastel en Lauragais
dans la première moitié du XVIème siècle

par Gilbert Larguier

 

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RETOUR CAHIER DE L'HISTOIRE N°20

Que n'a-t-on pas dit et écrit sur le pastel, la richesse qu'il répandit dans le pays où on le cultivait, sa première élaboration, la coque, boule de feuilles écrasées grosse comme le poing d'où viendrait le vocable servant à désigner un pays béni des dieux situé sous la corne d'abondance. La thèse de Gilles Caster, Le commerce du pastel et de l'épicerie à Toulouse, 1450-1561, premier ouvrage informé sur le sujet, a puissamment contribué à asseoir cette réputation du pastel méridional 1. Tout y invitait : l'ampleur de l'enquête, la netteté de la construction et des conclusions, la densité et l'élégance du propos. Ce livre fut d'autant plus considéré comme définitif que, l'encre séchée – Bartolomé Bennassar l'a rappelé dans la préface à sa réédition partielle 2 –, Gilles Caster cessa ses investigations. Comme il avait puisé aux meilleures sources, les registres particuliers des grands négociants et les minutes des notaires, complémentaires, rien ne paraissait pouvoir être ajouté. Aucune vocation ne se manifesta pour prolonger ses recherches. Ainsi s'est imposée l'image d'un vaste cône producteur de pastel dont les échanges convergeaient vers Toulouse où le grand négoce, maître du capital et de ses réseaux commerciaux, l'expédiait par voie de terre, par la Garonne et par la mer, vers un large éventail comprenant la péninsule ibérique, la France septentrionale, l`Angleterre et la Flandre.
Cette image véhiculée sans nuances ne rend pourtant compte que très partiellement de la réalité. Il ne saurait être question d'ouvrir ici un quelconque débat posthume avec Gilles Caster.

 

Gilbert Larguier  (8, rue Louis de Manin, 11100 Narbonne) est professeur d`histoire moderne à l'université de Perpignan. Sa thèse, Le drap et le grain en Languedoc, Narbonne et Narbonnais (1300-1789),
Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 3 vol., 2° édition, 1999, 1368 p.,
traité de l'histoire méridionale dans la longue durée. Il s'intéresse à la société, à l'économie et à la fiscalité dans la France méridionale et les pays catalans entre le XIVe et le XVIIIe siècle.

 

Ce serait mal venu. Ma réflexion procède d'une surprise 3 au meilleur moment de la phase pastellière, entre 1530 et 1560, où le diocèse de Saint-Papoul faisait bonne figure, les épais registres des notaires du Lauragais sont quasiment vides d'actes concernant directement ou indirectement le pastel alors que les ventes de terres ou d'animaux, les gasailhes, les reconnaissances de dettes, sont à profusion ?
La Recherche diocésaine de 1532 nous montre des moulins à pastel dans la majorité des villages de la contrée. Certains en comptaient plusieurs, jusqu'à cinq (Saint-Paulet, Les Casses, Villemagne) et même six (Falcarda)4, estimés généreusement, ce qui les vouait à supporter une part notable des charges fiscales des communautés. Ces moulins, d'ailleurs, paraissent y avoir été au moins aussi nombreux que dans la zone d'approvisionnement des grands marchands toulousains si l'on s'en tient aux informations réunies par Gilles Caster.

Serait-il possible qu'il y eût ici autant de moulins sans feuilles à écraser, là autant de pastel produit sans moulins pour commencer à le préparer ? Une telle discordance n'est pas recevable. Certes, les sources employées ne sont pas identiques. Rien d'important n'échappait aux enquêteurs des Recherches diocésaines alors que les moulins à pastel se repèrent dans les minutes des notaires uniquement à l'occasion de cessions ou d'arrentements. De plus, le Lauragais ne dispose pas, ou fort peu, contrairement au bas Languedoc, de compoix précoces où ils auraient figuré. Le contraste est trop important néanmoins pour ne pas inviter à la réflexion, à reprendre le dossier du pastel méridional au moment où s'édifient les grands systèmes marchands et les principales fortunes ; donc à relire Gilles Caster. Ce grand livre tient peut-être ses limites de son énergique concision, de la vocation de son auteur à dégager fermement des lignes de force, à aller à l'essentiel, à écarter tout ce qui pût être lourdeur et lenteur érudites. Gilles Caster s'est strictement tenu à son sujet, neuf : montrer l'importance du négoce de l'épicerie et du pastel qui propulsait Toulouse hors de sa zone traditionnelle de rayonnement et la faisait accéder au niveau des grandes affaires. Le pastel attirait les hommes entreprenants de l'Albigeois, de Bayonne, mais aussi du Lyonnais, de l'Espagne, et ouvrait Toulouse sur la mer : la Méditerranée, un peu, l'Atlantique bien davantage. On s'y intéressa même – c'était un placement avantageux pour capitalistes de haut vol – aux assurances maritimes. Caster ne mentionne rien de ce qui ne se rapporte pas au pastel. Il retint une poignée de grands négociants, à titre d'exemple, pour illustrer le développement et la maturation de l`économie fondée sur l'herbe miracle : les princes du pays de cocagne, tous citadins, même s'ils prisaient fort les domaines fonciers et les seigneuries rurales, et grands amateurs de demeures de prestige. Or, au-dessous de cette fine strate sommitale, se trouvaient des bataillons de marchands ou de négociants occasionnels, de tous calibres. Combien d'entre eux participaient également au commerce du pastel, à quel stade, et que représentait ce produit dans leurs affaires ? La proportion, à coup sûr, dut être variable selon les moments. Il eût été surprenant, aussi, qu'il n'y eût pas d'interpénétration entre les plus apparents des marchands venus à Toulouse pour se livrer au trafic du pastel et les négociants de moindre stature. Ces aspects sont à peine suggérés. En l`absence de toute indication, sans les superficies ensemencées, les rendements, les quantités produites, on a du mal à évaluer la place du pastel dans l'économie rurale. Combien fallait-il de rosettes - ceci s'entend en nombre de plants mais également en temps passé pour les faire venir, pour cueillir les feuilles et les préparer afin de produire une centaine de coques ? Si l'on dispose d'indications précieuses sur le nombre de charges d'agranat expédiées depuis Toulouse par les grands du pastel, on reste dans l'incertitude sur la part de marché qu'ils captaient, même dans leur zone d'approvisionnement privilégiée. Il ne s`agit pas là d'une simple curiosité pour saisir les ramifications d'affaires en amont de la ville où se concentrait la production, mais bien de mesurer la place du pastel dans le revenu agricole ainsi que dans l'économie régionale. L`interrogation fondamentale, me semble-t-il, porte sur les proportions. Si l'on ne peut mettre sur le même plan le pastel entièrement destiné à être commercialisé et les grains qui donnaient le pain quotidien, jouait-il vraiment le rôle qu'on lui prête ? Le prix payé pour une centaine de coques au producteur vers 1550 rend dubitatif : 20 sols très rarement, 10 sols quelquefois, entre 12 et 15 sols le plus souvent, soit en moyenne 7 livres 10 sols pour un millier. Le pastel introduisait une diversification, fournissait des liquidités ; mais celles-ci paraissent bien modestes au regard des exigences de sa culture : une abondante fumure, des façons répétées, un désherbage permanent pour éviter que les rosettes ne soient étouffées par les herbes folles. On voit mal, avec une telle rémunération, que l'on ait pu faire massivement appel à une main-d'œuvre salariée contrairement à ce que l'on a parfois suggéré. Même en tenant compte du travail domestique, non rémunéré, le bénéfice laissé au producteur ne devait pas être très élevé ; ce qui renvoie à la question des superficies consacrées au pastel et à celle des rendements. Gilles Caster a montré qu'ils avaient des limites étant donné les exigences de sols, d'amendements, de renouvellement des terres car on ne pouvait le faire venir deux années consécutives sur la même parcelle.

Le pastel, au ras du sol, c'est-à-dire au niveau de ceux qui le faisaient pousser et livraient ses feuilles aux moulins, n'était-il que de la menue monnaie ? C'est ainsi qu'il apparaît à l'occasion des promesses de livraison de coques, au seuil inférieur du montant des transactions enregistrées par les notaires. Indice révélateur : la centaine de coques s'évaluait fréquemment en carolins, une monnaie de billon équivalant à un sol environ, quasiment jamais employée pour les autres produits5. Une simple comparaison des prix auxquels s'enlevaient les productions végétales et animales exposerait cependant à commettre des erreurs d'appréciation : un setier de blé ou une livre de graisse animale n'entraînaient pas la même suite de manipulations et de profits petits ou grands qu'une production destinée à l'exportation. C'est pourquoi il convient de quitter la fine-fleur du négoce international pour s'intéresser aux marchands de moindre relief, tenir compte non plus seulement d'un produit et des actes qui le mentionnent mais de l'ensemble de la production agricole et des affaires des marchands établis dans les zones où l'on récoltait le pastel.

La laine, produit phare du Lauragais

Au cours de la première moitié du XVI° siècle, en Lauragais, le contraste était donc total entre le nombre des moulins à pastel installés dans les villages, la rareté des mentions concernant la teinture dans les minutes des notaires, et la médiocrité des quantités de coques livrées par les producteurs comme des sommes qu`ils en retiraient. Quinze carolins les cent coques en moyenne, au mieux, alors qu'un setier de blé valait à peu de choses près le même prix6. On douterait presque que cette partie du diocèse de Saint-Papoul se fût consacrée à la culture de la plante tinctoriale si la recherche diocésaine de 1532, irrécusable, ne donnait la localisation et le nombre des moulins. Encore ces notations ne figurent-elles que dans les minutes des notaires chauriens. Il n'y en a quasiment pas dans les registres de leurs confrères ruraux. On pourrait émettre l`hypothèse que les contrats, précédant la livraison de la marchandise, se passaient ailleurs, plus près de Toulouse. Il n'en est rien. Ceci confirme, sur ce point, les observations de Gilles Caster. La zone où les marchands toulousains s'approvisionnaient ne dépassait guère une quarantaine de kilomètres à l'orient de la ville, l'équivalent d`une journée de marche d'homme ou de deux journées de charrette à l'allure lente des bovins. L'examen attentif des registres des notaires officiants dans la région donne des résultats décevants. Ce ne sont pas les contrats concernant le pastel qui les faisaient vivre.

Le pastel donnerait-il matière à moins de contrats que d'autres produits ?

Graphique. - Mouvement mensuel des prêts gagés
sur la laine et le pastel.
(Indice 100 : moyenne annuelle)

Cette suggestion paraîtrait plausible, étant donné la modicité des sommes en jeu, si elle ne se minait d'elle-même. Pour deux raisons. La première tient au motif pour lequel producteurs et marchands se retrouvaient devant le notaire. Le preneur avançait en bonnes espèces le montant des coques promises, le producteur s'engageait à les livrer à la récolte suivante, à la Sainte-Madeleine, à la fête de Notre-Dame d'août, ou avant la Saint-Michel de septembre. Il s'agissait de prêts à court terme, classiques, gagés sur une récolte à venir. On voit mal pourquoi les récoltants en quête de liquidités auraient négligé ce moyen pour s'en procurer. La seconde est que ce genre de dette était très répandu. C'était même le principal fonds de commerce des notaires de Castelnaudary avec les mutations foncières. Les avances se faisaient surtout en contrepartie de la livraison de laine à la fin du printemps suivant. Le produit roi en Lauragais dans la première moitié du XVI° siècle n'était pas le pastel, mais la laine.

Quelques chiffres dépourvus de valeur absolue permettront de fixer les idées.
Entre 1535 et 1550, on relève environ une dette hypothéquée sur du pastel pour 13 sur de la laine ; une proportion variable selon les années et les notaires. Il faut chercher les avances consenties contre la promesse de livraisons de coques de pastel alors que les registres des notaires citadins débordent de prêts garantis sur de la laine. On sait combien l'infra-économie fondée sur la parole donnée était vigoureuse. L'immense majorité des échanges nous échappe. La laine apparaît cependant alors en Lauragais comme le moyen privilégié de se procurer du crédit puisqu'elle gageait 90 % des dettes, et l'un des principaux facteurs des relations entre la ville et la campagne.

Les livraisons promises n'étaient jamais considérables : un quintal dans la majorité des cas, deux, trois, rarement davantage ; parfois moins : demi-quintal ou trois quarterons - trois quarts de quintal. Cela venait en partie de ce que les propriétaires et les gasailhans des troupeaux à laine n'engageaient les toisons qu'au fur et à mesure de leurs besoins. La courbe des promesses dessine assez sûrement les moments de l'année où la gêne conduisait les villageois à Castelnaudary. Ils hypothéquaient la laine dès l'été ainsi qu'au mois de janvier.
L'argent était ainsi consommé avec une demi-année d'avance. Ce mouvement saisonnier du crédit différait de celui du pastel, davantage concentré au cours du trimestre précédant la récolte. 50 % des avances faites contre la promesse de livraison de coques intervenaient lors des seuls mois d'avril et de mai : la différence entre une culture annuelle et l'élevage dont les contrats de gasailhe se concluaient pour plusieurs années - six ans couramment ; mais deux ressources complémentaires puisque les périodes où elles ouvraient des crédits ne coïncidaient pas.

Toutes les catégories sociales ou presque promettaient de la laine : les citadins comme les ruraux, des nobliaux, des ecclésiastiques, des laboureurs bien sûr, des métayers, des boutiquiers, des artisans, etc. Les ruraux constituaient près de 90 % des débiteurs. Ils ne venaient pas de très loin : de 15 à 20 km au maximum pour les habitants de Montmaur, de Saint-Paulet, des Casses, au nord-ouest de Castelnaudary. La ville capitale du diocèse n'exerçait pas un monopole absolu. Les villageois domiciliés plus à l`ouest faisaient affaire aussi avec des marchands d'Avignonet. Les aires de drainage de la laine par petite quantité et du crédit aux ruraux, identiques, butaient sur la limite d`airain de la distance aller-retour parcourue en une journée.

Leur dimension n'était guère inférieure à celle où les grands marchands toulousains achetaient leur pastel. Ces déplacements qui rythmaient l'activité notariale et les relations ville-campagne annonçaient les livraisons d'après tonte.

Quelle quantité de laine Castelnaudary attirait-elle ainsi ? Entre 1540 et 1550, bon an, mal an, Jean Brunelli, Antoine Malbuisson et Jean Brugelis, trois des principaux notaires de la ville, passaient 300 reconnaissances de dettes gagées sur 600 quintaux de laine. Un volume respectable déjà, que l'on peut sans grand risque d'erreur doubler pour s`approcher des promesses de livraisons faites annuellement7. Ces quantités peuvent se déduire approximativement. La question est de savoir quelle proportion de la production totale de la laine produite du secteur considéré elles représentaient. Une seule certitude : au regard de la superficie de cette zone de 30 à 35 km de diamètre environ, l'élevage ovin et la laine constituaient une ressource très supérieure au pastel.
Les vendeurs par anticipation de laine surge - c`est-à-dire en suint – obtinrent au cours de la décennie 1540-1549 au plus bas 7 livres, au mieux 10 livres pour un quintal, le prix le plus pratiqué s'établissant à 7 livres 10 sols - 8 livres, soit à 10 % près, en tenant compte des fluctuations de prix, ce qui se donnait pour une charge de pastel agranat. Lorsqu'on pense au travail nécessaire pour obtenir une charge de pastel agranat ainsi qu'aux coûts de production dans les parcelles, au moulin, et sous les hangars où l'on conduisait la fermentation, on voit l'intérêt en terme de revenu de l`élevage ovin, d'autant que celui-ci ne contrariait pas le pastel, bien au contraire, puisqu'il fournissait les riches fumures dont il avait besoin. En valeur, il n`y avait aucun rapport entre le montant des dettes hypothéquées sur le pastel et la laine : l'ordre de grandeur avoisinait 1 à 40 !

L'économie rurale du Lauragais était ainsi plus variée dans la première moitié du XVI° siècle qu'on ne l'écrit souvent, car aux grains et au pastel s'ajoutaient l'élevage et la vigne, en plein essor dans le finage urbain où elle animait le marché foncier8. L'absence de compoix détaillés ou de sources de substitution comme les reconnaissances féodales sur des territoires suffisamment vastes ne permet pas de déterminer avec précision jusqu'où s`étendait l'association céréales-vigne-pastel-élevage ovin. La laine se négociait activement à Avignonet9, un peu encore à Montesquieu-Lauragais, plus du tout à Montgiscard et Baziège10. Plus au nord, vers Lavalette, Montauriol, Caraman, les dettes se gageaient exclusivement sur les grains11. Une frontière située à mi-distance entre Toulouse et Castelnaudary partageait le bassin d'approvisionnement en pastel des grands négociants citadins. À la différence du Lauragais, la laine ne jouait semble-t-il aucun rôle à moins de 25 km de Toulouse. Une série de nuances segmentait ainsi le territoire. La ville écrasait sa périphérie jusqu'à Montgiscard. Les paysans, les nobles et les ecclésiastiques n'y empruntaient qu'à des marchands toulousains, sans contrepartie souvent d'une promesse de livraison de récolte12. Au-delà, l'influence de la grande ville et de ses marchands s`affaib1issait. Encore perceptible à Avignonet, elle s'éteignait ensuite. Située franchement hors de l'orbite toulousaine, Castelnaudary disposait des conditions qui lui permettaient de développer un réseau original de relations commerciales.

Le pastel : un négoce parmi d'autres
pour les marchands du Lauragais

C'est à travers l'activité des marchands que nous l'apercevront. Voici Jacques de Cahuzac, le seul marchand de Castelnaudary à nous avoir laissé un registre particulier, qui présente l'intérêt pour nous de s'être intéressé au pastel et d`avoir été en relation étroite avec les Bernuy : il avait formé une société avec Jean Bernuy et Jean At de Labastide-d'Anjou et régla la succession de Guillaume Bernuy à Villeneuve-la-Comptal13. Fils d'un marchand toulousain probablement natif de Castres ou de ses environs, il s'était marié en Lauragais. Son épouse Florentine Assermat, elle aussi issue du négoce et dotée d'une belle fortune, n'hésitait pas à risquer des sommes supérieures à 1.000 livres dans des sociétés. Jacques Cahuzac était un homme déjà mûr lorsqu'on fait sa connaissance vers 1540. Bientôt veuf en effet, père d`un fils qualifié de marchand, il avait aussi une fille en âge de se marier.

C`était le type même du marchand qui associait petites et grandes affaires - le pastel, les grains, la laine, le bétail vendu ou placé en gasailhe, des biens fonciers baillés à mi fruit ou affermés – et employait plusieurs serviteurs pour les mener ; deux simultanément au moins auxquels il donnait procuration pour traiter en son nom. Ceux-ci appartenaient à sa parentèle – son cousin Jean Raucas, de Castres – ou venaient de loin comme Jean Salamon, natif de Gaas en basse Guyenne, resté une dizaine d`années à son service, en qui il avait une pleine confiance puisqu'il lui confiait la gestion de son capital14. Les différentes branches de son négoce en font un marchand caractéristique des petites villes qui tirait tout ou presque de la campagne voisine. Il vendait des animaux, des chevaux et des bovins surtout, en confiait en gasailhe davantage : des bœufs, des vaches, des veaux – jusqu'à une vingtaine chez le même nourrisseur –, mais aussi des bêtes à laine, des chèvres, et même une truie. Cette forme de placement procurait aux laboureurs un attelage qu'ils n'auraient pu acquérir autrement ou un petit troupeau synonyme de supplément de ressources et, on l'a vu, de moyen pour obtenir des avances d`argent. La rentabilité de ce type de placement est difficile à évaluer. L'opération présentait peu de risques pour le bailleur, sûr de retrouver son capital soigneusement inventorié avant la signature des contrats. La majorité d`entre eux portait sur quelques bêtes seulement, mais parfois davantage : plus d'une centaine même : des moutons, quelques chèvres, des bœufs d'âge compris entre un et cinq ans15. Cahuzac possédait ainsi du bétail dans toutes les communautés proches de Castelnaudary.

Ces animaux lui permettaient, comme à ses confrères, de pénétrer dans les maisons et les exploitations rurales. Nourrir une bête ou deux de Cahuzac constituait parfois un moyen d`éteindre une dette. Le marchand prêtait essentiellement aux ruraux : laboureurs, métayers, artisans qui trafiquaient ou faisaient valoir leurs terres. En relation avec des dizaines d'entre eux, il établissait périodiquement avec chacun un compte final assorti en cas de débit d'un engagement à livrer de la laine ou du pastel – souvent les deux. Cahuzac s'assurait ainsi à bon compte du pastel de ses débiteurs et de celui de parents ou de voisins solidaires. Payer en laine ne posait pas de difficultés. Cahuzac préférait que ce fût en pastel. Il appartenait en effet à la catégorie des opérateurs intermédiaires entre les princes du pastel établis à Toulouse et les collecteurs de coques des compagnies de ramassage. À cette fin, il possédait un moulin à Salles-sur-l'Hers ainsi qu'une boutique où se trouvait sa "pile" qu'il faisait expertiser à l'automne 1544 à la suite d'un accident de fermentation. Elle comptait 260 charges, soit un peu plus de 20 tonnes métriques. Cahuzac en avait acheté un autre à Castelnaudary même, en 1544, dont il s'était réservé toute la matière qu'on y portait. On aperçoit mal, malheureusement, la direction prise par le produit fini. L'association avec Jean Bernuy laisse supposer que son pastel allait grossir les quantités réunies par le marchand castillan. Il expédiait également vers le Comtat Venaissin ainsi que vers l'Andorre : 23 charges de 7 cabas – 3,6 tonnes – en 154416.

Marchand d'envergure à l'échelle du Lauragais, Jacques Cahuzac disposait surtout d'un important patrimoine immobilier et foncier composé de plusieurs maisons à Castelnaudary même, de bon rapport puisque l'une d'elles se louait 50 livres par an. Dans les villages voisins – Villeneuve-la-Comptal, Lasbordes, Saint-Papoul, Laurabuc, Saint-Martin-la-Lande. Ou plus loin comme à Castres et à Limoux, de parcelles dispersées, de bordes et de métairies ; une quinzaine au total dont les principales se trouvaient à Salles-sur-l'Hers et dans le consulat de Lautrec entre Albi et Castres. Outre un revenu en argent, il en tirait des centaines de setiers de grains, des pourceaux, des gélines et des chapons par dizaines, des milliers d`œufs, du fromage, livrables à la maison du propriétaire : une de ses deux métairies de Lautrec produisait chaque année 225 setiers de grains auxquels s'ajoutaient des pourceaux, de la volaille, du vin. S'il se défit de quelques parcelles comme à Castres, il conserva précieusement les grosses métairies dont il avait hérité et continua arrondir ses possessions à Castelnaudary et dans ses environs. De deux manières : par achat de métairies - au Mas-Saintes-Puelles etc. –, de maisons, de moulins à pastel comme celui de Castelnaudary, et par saisie. Nombre de reconnaissances de dettes sont assorties, en effet, de conditions draconiennes : les sommes dues seront remboursées en temps voulu, sinon le débiteur sera expédié en prison et devra céder une parcelle de terre ou une maison. Le "siècle d'or" du pastel s'accompagne en Lauragais d'un transfert de biens considérable au profit des marchands citadins17.

Aucune activité, aussi mineure fût-elle en apparence, n`était sans intérêt pour lui. Les bordes et les métairies approvisionnaient généreusement sa table avec leurs prestations en nature. Les grains vendus ou prêtés se transformaient en coques de pastel lors des remboursements. Les gasailhes permettaient d'engraisser à bon compte du bétail revendu ensuite avec un profit avantageux ou de se procurer de la laine. Prise isolément, chaque opération peut paraître modeste. Ajoutées les unes aux autres et combinées, elles dégageaient un revenu net de plusieurs centaines de livres chaque année - sans compter le pastel -, en toute sécurité. Ces spéculations courtes, en termes de montant, d'espace où elles s`effectuaient et de durée, n'échappaient en effet jamais au contrôle du marchand. Seul risque éventuel : un déguerpissement ou le décès d'un débiteur. Dans ce cas, Cahuzac n'hésitait pas à réclamer son dû et à se faire céder une pièce de terre18.

Que représentait le pastel au sein de ses affaires ? Sa pile de Salles-sur-l'Hers valait 2.600 livres environ. Le rôle de Cahuzac semble avoir été surtout d'approvisionner les grands du négoce. Les risques des voyages sur la Garonne, des embarquements à Bordeaux, des retards ou des malversations des correspondants de Rouen, d'Anvers et d'Angleterre n'étaient pas pour lui, les manœuvres spéculatives non plus. Ses marges devaient être plus réduites. En apparence seulement. Ses gains, on l`a vu, venaient surtout de ses relations léonines avec les cultivateurs. Preuve que le pastel ouvrait sur les grandes affaires cependant : lorsqu'il maria sa fille à un marchand de Lasbordes, les 1.000 livres de dot qu'il lui promit en plus des robes, des joyaux et des meubles prévus, devaient provenir de la vente de 100 charges de pastel du stock en train de se parfaire dans sa boutique de Salles-sur-l'Hers. À considérer le négoce de ce collecteur de coques propriétaire de moulins à pastel, cette branche d'activité ne l'exposait pas à d'irréversibles déconvenues. Lorsqu'elle fléchira, elle n'entamera que modérément sa position. Ses autres affaires, considérées comme moins nobles, représentaient davantage en volume et, mises bout à bout, rapportaient au moins autant.

Il serait facile d'évoquer rapidement une bonne dizaine de marchands de Castelnaudary dont l'envergure égalait ou dépassait celle de Jacques Cahuzac.
Tous avaient en commun de ne pas être spécialisés dans une seule activité, de tenir boutique où ils vendaient du drap, de négocier aussi bien des grains, du pastel, du bétail que des produits de l'élevage, de donner des animaux en gasailhe, de prêter de l'argent19. La plupart d'entre eux, également, se montraient beaucoup plus actifs que Cahuzac sur le marché de la laine. À la fibre, ils ajoutaient tout ce que l'on pouvait retirer du bétail : les peaux, la graisse, le suif. Jean Pagès, par exemple, se réservait ce qui provenait des animaux abattus à Castelnaudary et dans les villages voisins 20. Ainsi achevaient de se constituer les réseaux de la laine et des produits de l'élevage qui n'avaient pas grand-chose à envier à ceux du pastel depuis les contrats de gasailhe jusqu'à la transformation des matières premières ainsi collectées.

Plus entreprenants que Jacques Cahuzac peut-être, ces marchands s`intéressaient aussi aux fermes publiques et privées. On les voit enlever les baux des leudes – affaires d'importance car Jean Bernuy s`intéressait à celle d'Avignonet – des fermes de l'équivalent d'un ou plusieurs diocèses prises en société et sous- arrentées consulat par consulat avec un profit confortable car les preneurs s'engageaient à livrer les sous-produits des boucheries, des impôts diocésains, des dîmes du chapitre cathédral et de l'évêché, des seigneuries. Les capitaux engagés dans ce type d'affaire étaient autrement supérieurs à la valeur du pastel et même de la laine qu'ils négociaient par ailleurs, d`autant qu'en général ceux qui s'y livraient les cumulaient. Ainsi, co-fermiers des dîmes de l'évêché, Guillaume Delmas et Guillaume At fournissaient la munition morte que le diocèse de Saint-Papoul devait envoyer à Narbonne ; Jean Pagès, co-fermier de l'équivalent du diocèse, participait aussi en compagnie de Guillaume Faure de Carcassonne et de marchands de Fanjeaux aux fermes de l`équivalent des diocèses d'Alet, de Limoux, de Mirepoix, de Toulouse et de Montauban21. De fait, ce groupe de marchands tenait une grande partie du haut Languedoc. Important négociant en laine et en pastel, Guillaume Lavailh, probablement originaire de Carcassonne, s'intéressait particulièrement aux seigneuries. Parallèlement à ses intérêts dans le comté de Lauragais, il arrentait au cours de la décennie 1550-1559 la seigneurie détenue par les Bernuy à Villeneuve-la-Comptal ainsi que celle de Ricaud22. Lavailh disposait aussi d'une boutique dans cette dernière localité où il entreposait le pastel qu'il destinait aux négociants Toulousains23.

L'intérêt de ce groupe de marchands n'était pas seulement mercantile. La monopolisation des fermes lui permit de consolider ses positions au consulat de Castelnaudary, à l'assiette diocésaine plus encore. Guillaume At occupait la fonction de receveur particulier du diocèse, Jean Martin celle de syndic, Jean Druilhe, également marchand de laine et actif pourvoyeur de gasailhes, de député du diocèse, etc.24. On reconnaît là les ressorts de l`ascension sociale, rapidement concrétisée. Avant 1560, Jean Pagès était seigneur de Saint-Martin-la-Lande, Guillaume Lavailh, alors en compagnie avec un certain Jacques Lucin pour son négoce de draps, seigneur de Ricaud. L'un et l'autre s'efforçaient d'accroître leurs possessions autant qu'ils pouvaient. Jean Pagès faisait construire à Saint-Martin-la-Lande 25. Une dynamique bien connue, de la marchandise aux fermes de l'impôt, à l'investissement foncier et aux prémices de l'anoblissement.

Foires et marchands forains :
le Lauragais carrefour de négoce.

Le nombre des individus qui se livraient au commerce en Lauragais dans la première moitié du XVI° siècle témoigne d'une grande vitalité économique confirmée par les participations à des sociétés commerciales et les constructions nouvelles qui poussaient alors partout 26. Vue à travers le filtre des minutes notariales, Castelnaudary ne paraissait pas dominée par sa puissante voisine – Toulouse, ni entretenir d'étroites relations avec elle. Le Lauragais chaurien se situait en dehors de l'aire de collecte des produits de la terre de la capitale du haut Languedoc et au-dessous de la strate supérieure du négoce qui avait besoin de la banque pour ses paiements et ses transferts de fonds.
Castelnaudary n'en constituait pas moins un pôle d'attraction estimable. Les marchands forains s'y pressaient nombreux. À la différence de Toulouse, spécialisée dans le négoce du pastel qui privilégiait les relations est-ouest par le couloir audois et la Garonne, Castelnaudary jouait la fonction de point de rencontre entre les marchands du nord proche, comme l'Albigeois et le Rouergue, plus lointain – 1'Auvergne, la vallée de la Loire et au-delà –, et le sud qui s'étendait de Limoux/Quillan au Béarn. Si Toulouse humait le vent de la mer, cette partie du Lauragais ne respirait guère que l'air du continent.

L'écart séparant Castelnaudary de la capitale du haut Languedoc était trop important pour qu'il soit pertinent de les opposer systématiquement. Mais les impulsions qui avaient fait de Toulouse une ville de négoce via le pastel provenaient principalement du sud, alors que c'était l'inverse à Castelnaudary. Les marchands les plus importants arrivaient du nord en effet. Signe de l'importance de Castelnaudary pour eux et du volume d'affaires qu'ils y traitaient : les locations de boutiques à titre temporaire ou permanent par des marchands de
Foix, de Pézenas, de Rodez, de Limoges, de Lyon, etc.27. Ceux de Thiers sont parmi les plus représentatifs. Deux dizaines d'entre eux environ firent régulièrement le voyage d'Auvergne entre la fin de la décennie 1530-1539 et 1560, en groupe, séparément, à la suite les uns des autres, car un fils, des frères, des beaux-frères, des oncles et des neveux, des cousins, des gendres répondaient les uns pour les autres28. Ils convoyaient ou accompagnaient leurs ballots remplis de couteaux et de marchandises diverses : des tissus de prix comme des velours, des toiles, de l'épicerie, du fromage29. Ces Auvergnats, grossistes principalement, écoulaient leurs marchandises, dont les toiles constituaient l'article principal, à Castelnaudary même ou à Avignonet auprès des marchands du cru ou de négociants venus s'y approvisionner depuis la haute vallée de l`Aude jusqu'au Béarn.

André de Bœuf ou Dubœuf, le plus actif d'entre eux, fut omniprésent personnellement ou par le truchement de parents et de facteurs près d`un quart de siècle durant, à partir du début de la décennie 1530-1539. Son beau-frère Pierre Pinard lui donnait la main pour récupérer ses créances ainsi que son beau-fils Pierre Pinhac30. En compagnie de ce dernier, il louait une boutique en 1542 sur la grande place de la ville pour stocker ses marchandises31. L'essentiel de ses activités consistait en achats et expéditions de laines. Lui-même ou ses facteurs, notamment Pierre Veyrinas, constamment à Castelnaudary, l'achetaient aux paysans des alentours ou en plus grande quantité aux marchands qui la collectaient : 100 quintaux d'un coup en 1537 !32 Ensuite, il la faisait convoyer en Auvergne33. La compagnie dirigée par Dubœuf est le prototype de celles décrites par Abel Poitrineau qui prospèreront en Espagne aux XVII° et XVIII° siècles34. Après sa mort, Pierre Veyrinas prendra sa succession. À la tête d'une compagnie lui aussi, à laquelle participait son frère, il continuera avec la même énergie le négoce des toiles et de la laine et commencera à s'intéresser aux seigneuries comme rentier. En 1560, on le qualifie alternativement de marchand de Castelnaudary ou de Carcassonne35.
Le facteur devenu marchand se fixe en Languedoc. Il ne sera pas le seul à être séduit par le Midi.

D`autres marchands auvergnats, de Chaudes-Aigues, d'Aurillac, de Salers, etc., conduisaient aussi leur bétail – des mules36 – et leurs marchandises en Lauragais. Aucun ne possédait l'envergure d'un André Dubœuf, des négociants de Limoges, de Châtellerault, de la vallée de la Loire ou du pays manceau. Unis par des liens de parenté, se déplaçant aussi à plusieurs37, ils portaient tous des toiles : les Limougeauds, les Tourangeaux, comme les marchands de Blois, d'Orléans38, de Laval et de La Ferté-Bernard39 Les Limougeauds et les gens de la vallée de la Loire procédaient en retour à l'achat de grosses quantités de laine : des dizaines de quintaux, voire 100 ou 200 à la fois40. Trafic intéressant aussi, peu évoqué jusqu`ici : des marchands d'Orléans s'intéressaient au pastel. Germain Anyel avait ainsi acquis 100 charges de Pierre Monard en 154041. Une place à part doit être faite aux Lyonnais qui s`intéressaient surtout aux produits de luxe ou de demi-luxe : épices, rubans de soie, perles, etc.42. L'un d'eux, Michel Bodin, dit Cardinal, qui s'était fait une spécialité du commerce du jayet brut ou travaillé43, avait mis en place avec sa compagnie un véritable réseau commercial dans cette partie du royaume ; il visitait Carcassonne et Rodez, louait une boutique à Castelnaudary44, se faisait représenter par un facteur, entretenait un employé à Toulouse chargé de veiller à ses affaires qui s'étendaient jusqu'au Bordelais45.

Cette poignée d'exemples suffit à montrer l'étendue, la diversité des localités et des centres de négoce d'où provenaient les marchands qui se déplaçaient jusqu'en Lauragais ainsi que les échanges directs ou indirects qui en découlaient : relations avec des marchands plus éloignés ou recours régulier à des voituriers cantaliens pour véhiculer les toiles, le pastel, la laine. Rares étaient les marchands de ces localités et régions différentes à ne pas entretenir d`étroites relations d'affaires avec leurs collègues. Les foires constituaient l'occasion privilégiée de leurs rencontres. Un véritable cycle de foires se déroulait tout au long de 1`année alternativement à Castelnaudary et à Avignonet. Il s'ouvrait à Castelnaudary aux Rois, se poursuivait le premier lundi de Carême à Avignonet, ensuite à "Pasquette" à Castelnaudary, pour l'Ascension à Avignonet, lors de la fête Sainte-Madeleine à Castelnaudary, s'achevait à Avignonet le 18 octobre, jour de la fête de Saint-Luc l'évangéliste.
Toutes proportions gardées, ces foires jouaient en haut Languedoc le même rôle que celles de Montagnac et de Pézenas en bas Languedoc. Entre les foires du bord de l'Hérault et du Lauragais, d'ailleurs, il n'y avait guère que la foire Sainte-Catherine de Carcassonne qui eût quelque importance.

Ce cycle férial scandait d'autant mieux la vie commerciale lauragaise qu'il s'appuyait sur des foires satellites où les marchands se donnaient rendez-vous : la foire de Carcassonne, déjà citée, celles de la Saint-Anton de Pamiers, de la Saint-Jean-Baptiste et de la Saint-André de Rodez, de la Saint-Jean-Baptiste, de la Saint-Barthélemy et de la Saint-André de Toulouse. L'importance de ce cycle de foires ancien46, qui avait bien résisté à la dépression des XIV° et XV° siècles, venait de la situation du couple Castelnaudary-Avignonet, idéalement placé, à distance suffisante de Toulouse, à la rencontre des routes issues du piémont pyrénéen et du Massif-central. Un indice témoigne de la fréquentation assidue dont elles étaient l'objet : la location des boutiques s'effectuait non pas à l'année, mais pour un nombre déterminé de foires égal à 3 ou à ses multiples ; 48 dans le cas de Bernard Montfaucon de Foix qui arrenta une maison contiguë de la maison consulaire pour 16 ans, ce qui en dit long sur l'intérêt porté aux foires lauragaises47.

Leur rôle venait de leur fonction financière, plus encore que de l'échange des marchandises. Non pas comme celles de Lyon où les paiements succédaient aux foires proprement dites sous la direction des banquiers italiens. Les marchands qui les fréquentaient paraissent en effet avoir peu utilisé la lettre de change - on n'en parle jamais. Ils se servaient de cédules essentiellement, de reconnaissances de dettes à rembourser à un terme donné. À l'issue de chaque foire, les comptes faits, on reportait le solde à la foire suivante. Des "queues de payements" couraient ainsi de foire en foire, susceptibles de se réduire, de se compenser, ou de s'inverser ultérieurement selon la balance des négociations ultérieures. Les reports de dettes s'effectuaient principalement sur Castelnaudary et Avignonet ; quelquefois également sur les foires de Toulouse, de Montagnac et Pézenas, de Rodez48. Les règlements se pratiquaient aussi bien entre marchands du nord qu'entre ceux-ci et leurs collègues du piedmont pyrénéen. C'est en Lauragais, en effet, qu'ils avaient l'occasion de se retrouver et de régler leurs affaires. Des marchands toulousains y rencontraient leurs clients du Comminges49. On voit même l'un d`eux s'engager à régler le prix de balles de toiles vendues par un marchand de Laval à la foire de la Sainte-Agathe de Niort50. Entre les commerçants il n'y avait semble-t-il pas d`intermédiaires, ce qui donne à ces foires et aux techniques de règlement qu'on y employait un caractère rudimentaire. Au-dessous de Lyon, de ses changeurs et de ses banquiers rompus à la circulation des lettres de change entre grandes places et foires européennes, il y avait d`autres cycles de foires vigoureux malgré les techniques financières plus frustes qui y avaient cours51.

Le cycle des paiements ne concernait pas seulement les marchandises vendues en foire et les marchands forains. Il s'imposait aussi aux échanges locaux, aux dettes contractées pour d'autres motifs, même parfois aux achats fonciers. La laine s'y adaptait facilement car les marchands de Limoges, de Thiers ou d'Orléans venaient pour se la procurer et on pouvait la stocker. Le pastel beaucoup moins, sauf lorsque les livraisons concernaient de grosses quantités. Régler aux foires permettait de disposer d'argent au moment où l'on en avait le plus besoin, d'opérer aussi par compensation et de réduire la circulation du numéraire. Le cycle de foires commandait ainsi les échéances, les principales étant les Rois, la Sainte-Madeleine, Saint-Luc surtout à Avignonet où s'apuraient les comptes de l'année. La vie économique du Lauragais, complexe, combinait deux rythmes principaux, l`un rural et l'autre commercial, qui se rejoignaient à l'occasion, comme à la Sainte-Madeleine, le 22 juillet, terme du remboursement des emprunts de blé, où le pastel ne jouait qu'une place secondaire.

Ainsi, si le pastel eut une importance décisive pour Toulouse et marqua la ville de son empreinte dans la première moitié du XVI° siècle, il n'est pas sûr qu'il ait tenu dans les campagnes, les bourgs et les petites villes, la place qu`on lui attribue en employant de manière trop univoque l'expression "pays de cocagne". D'autres productions, d'autres circuits commerciaux, avaient autant sinon davantage d'importance au-delà du premier cercle de la domination citadine ; la laine en particulier, produite, négociée en plus grande quantité, qui répandait infiniment plus d`argent dans les campagnes autour d'Avignonet et de Castelnaudary. Le pastel ne fut pas l'agent principal de l`économie lauragaise, même au meilleur moment de sa commercialisation. Cette réflexion vaut également pour la prospérité dont on le crédité. Le "siècle d'or" paraît avoir été davantage, au moins pour les producteurs, un "siècle de fer" si l'on en juge par le transfert foncier qui s'effectue au bénéfice des négociants. Mais ceci nécessitera une enquête plus approfondie, car même les grands marchands toulousains étudiés par Gilles Caster comme Jean III Boisson furent des boulimiques d'acquisitions foncières52, et étendue à une période chronologique plus longue : l'érection d'un présidial à Castelnaudary n'a probablement pas été sans incidence en effet sur la nébuleuse marchande et son dynamisme.
La documentation impose parfois de "traiter l'histoire économique selon la vénérable formule des biographies des hommes illustres" – l'expression est de Gilles Caster. L'enquête rapportée ci-dessus montre qu'il convient de prendre garde à une perspective limitée aux cimes – la surface ? –, réductrice, qui rend incomplètement compte de l'activité effective des régions ou secteurs étudiés.


1. Toulouse, Privat, 1962

2. Les routes de cocagne. Le siècle d'or du pastel, 1450-1561, Toulouse, Privat, 1998.

3. Il n'y en a guère plus chez les notaires officiant plus près de Toulouse. Ils ne sont pas très nombreux non plus dans les registres particuliers exploités par Gilles Caster, dépassés par les achats d'autres produits comme la cire d'Allemagne dans celui de Jean Bernuy (l518~152O), Archives départementales de la Haute-Garonne (ADHG), 3 E 11199, f° 160, 165v, 166, 167, 167v,
l71v, etc. V

4. AD Aude, 36 C 1.

5. Ibid., 3 E 9529, 157v, 22 février 1543, 203, etc. La monnaie de billon est quelquefois employée aussi pour indiquer le prix du setier de blé.

6. Ibid., 3 E 9530, f° 269, 900 coques en échange de 9 setiers de froment ; f° 282, un millier de coques contre 10 setiers de froment.

7. Une enquête exhaustive est impossible : les minutes d'un notaire sur deux environ de Castelnaudary manquent pour cette époque.

8 . Ibid., 4 E 76, CC 11, compoix de 1516.

9 . ADHG, 3 E 10092, 10113, 18447-18464, 18497-18502, 103, fonds départemental.

10 . 10. Ibid., 3 E 9791, 10149, 34070, etc.

11 . Ibid., 3 E 9784, 9892, 14513

12 . Ce que confirment les registres particuliers des marchands spécialisés dans le crédit comme les Bandinelli : ibid., 3 E 11995.

13 . AD Aude, 3 E 9525, acte du 24 avril 1544. Toutes les indications suivantes sont tirées de ce registre particulier.

14 . 18juillet 1553.

15 . Décembre 1540.

16. ADI-IG, vente à Avignonet de 22 charges d'agranat à un marchand de Carpentras, 3 E 18447, 1" 47, 48 ; AD Aude, 3 E 9525, 10 mai 1549 ; ce n'est qu'une partie des marchandises transportées vers  l`Andorre.

17. Nombreux exemples pour d'autres marchands en effet : AD Aude, 3 E 151 1, acquisitions de Pierre Polastre ; 3 E 1514, f° 500 ; 3 E 9514, nombreux achats des Monard ; 3 E 9529, P 206v ; 3 E 9517, f° 179, l90v, etc.

18. 11 juin 1548.

19. Ibid., 3 E 1508, f l8, etc. ; 3 E 5927, 31 décembre 1536 ; 3 E 9531, f° 27lv, etc.

20. Ibid., 3 E 5932, f 317, 322, 323, 331, etc.

21. Ibid., 3 E 9529, f 314v-318 ; 3 E 950, f 233, 248v, participation de Pierre Monard à la munition morte ; 3 E 9532, f 328, 375, 416, etc.

22. Ibid., 3 E 1983, f 106 ; 3 E 9514, f 593 ; 3 E 9517, f 450 ; 3 E 9514, f 416v, Paul Faure intéressé à l`équivalent est également trésorier du comté de Lauragais.

23. Ibid., 3 E 9517, f 362, 435v, 446.

24. Ibid., 3 E 1530, f 112 ; 3 E 9531 ; 3 E 9532, f 377, etc.

25. Ibid., 3 E 9548, f 72, 73, 148v, 217, etc.

26. Ibid., 3 E 9528, f° 81v ; 3 E 9529, f° 22lv, 373 ; 3 E 9532, f° 347 ; 3 E 9514, 1° 504v, 505v, 506, 581, etc. ; concession par ailleurs de nombreuses logades pour construire.

27. Ibid., 3 E 9514, 1" 406, 435 ; 3 E 9517, f° 17v, 361, 368v, 379, 435... ; 3 E 9548, 3v, 5, etc. Plusieurs d'entre eux sont portés comme résidents de Castelnaudary : 3 E 9514, f° 406, 448v.

28. Ibid., 3 E 9351, f° 291 : Jacques et Guiraud Ferrières frères, marchands de Thiers, instituent comme leur procureur leur beau-frère André Soteu. Un de leurs cousins germains est désigné pour intervenir en leur nom dans un procès devant le Sénéchal de Riom.

29. Ibid., 3 E 9530, f° 252v, 13 mars 1544 ; 3 E 9529, 292v...

30. Ibid., 3 E 9529, f° 25v, 23 juillet 1541.

31. Ibid., 3 E 9528, f° 366v, 28 avril 1542.

32. Ibid., 3 E 9527, f° 82v-83, 7 août 1537, achat à un marchand de Carcassonne.

33. Ibid., 3 E 9532, f° 305v, 308, etc., plusieurs contrats avec des voituriers de Fontanges.

34. Ibid., B 1983, 67v-68 ; 3 E 9517, f° 63 ; POITRINEAU (A.), Les Espagnols de l'Auvergne et du Limousin du XVII° au XIX° siècle, Aurillac, 1985.

35 . Ibid., 3 E 9548, f° l30v ; 3 E 9545, f° 110v-112. Il arrente à Saint-Félix-de-Lauragais la baronnie de Saint-Félix-de-Caraman avec toutes ses annexes au prix de l.900 livres par an.

36. Ibid., 3 E 9517, f° 29v, 30, 31, etc. Vente de mules à des marchands andorrans.

37. Ibid., 3 E 9530. f° 197.

38. Ibid., 3 E 9528, f° 49, 2juín 1541.

39. Ibid., 3 E 9532, f° 86v ; 3 E 9527, 1" 66, etc.

40. Ibid., 3 E 9528, f° 49 ; 3 E 9527, 17 novembre 1535 : 100 quintaux enlevés par Jean Pataut d'Orléans, 12 juillet 1537 : 200 quintaux achetés par Pierre Thoron marchand d'Orléans, soit plus de 80 tonnes métriques.

41. Ibid., 3 E 9528, f° 78v-79, 27 juillet 1541.

42. Ibid., 3 E 9532, f° 326v, 9 janvier 1549.

43. Ibid., 3 E 9532, f° 244, 330, 395, etc.

44. Ibid., 3 E 9530, f° 280 ; 3 E 9532, f° 338v, II janvier 1549.

45. Ibid., 3 E 9532, 30 avril 1549. Tous ces marchands trafiquent en effet ailleurs. Michel Bodin en 1560 chargeait son fils Étienne de récupérer les sommes qu`on lui devait à Carcassonne (3 E 9548, P 213v).

46. COMBES (J.), "Les foires en Languedoc au Moyen Âge", Annuler ESC, 1958, p. 231-259, p. 240, 254-255.

47. AD Aude, 3 E 9514, f° 435 ; 3 E 9532, f° 241v. Les locations pour un nombre de foires déterminé concernant d'autres biens, un four par exemple : 3 E 9352, 6 août 1548.

48. Ibid., 3 E 9530, f° 195 ; 3 E 9532, f° 391v... etc.

49. Ibid., 3 E 9514, f° 93, 4l9v, 420 ; 3 E 930, f° 191v ; 3 E 9532, f° 215v.

50. Ibid., 3 E 9530, f° 202.

51. BAYARD (F.), "Les Bonvisi, marchands banquiers à Lyon au XVI° siècle", Annales ESC, 1971, p. l234, l269 ; GASCON (R.), Grand commerce et vie urbaine au XVI° siècle. Lyon et ses marchands (environ l520 - environ 1580), 2 vol. Paris, La Haye, Mouton, 1971 ; BRAUDEL (F.), Civilisation matérielle et capitalisme, XV°-XVIII° siècles. t. 2, Les jeux de l'échange, Paris, Armand Colin, 1979, p. 63-73 ; Boo/\HRT (R.), KURGAN (G.), VAN HENTERYK (G.), VAN DER WEE (H.), la banque en Occident, Paris, Albin Michel, 1992.

52. ADHG, 3 E 12003.

 

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