Société d'Histoire de Revel Saint-Ferréol

 

Castrum de Cabaret

Lastours, Aude

 

Par Marie-Élise gardel

 

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Ce très vaste éperon calcaire (14 hectares environ), situé dans la Montagne Noire au nord de Carcassonne, était déjà occupé durant la Protohistoire, à l’Âge du Bronze ( 1) et situé dans un bassin minier exploité dès la fin de l’Âge du fer. Il est ensuite occupé au VIe siècle ap. J.-C. comme « castrum », selon Grégoire de Tours ( 2), ce que semblent confirmer les sépultures découvertes au nord-ouest du site (fouilles Gardel 1988-1991).

Plan-general-site-Cabaret

Plan général site Cabaret

À l’époque féodale, la première mention vraiment fiable concernant ce site se trouve dans un accord de 1063 entre le comte de Foix et le comte de Carcassonne : « ipsos castellos que sunt in pic que vocant Cabarez… » ( 3) attestant déjà, semble-t-il, une pluralité de fortins sur cet éperon. Il est probable que, dès l’origine, l’extrémité sud du site ait été fortifiée. Une première mention de Quertinheux (sous la forme Chertinos) intervient dès le début du XIIe s.( 4), sans exclure que ce point fortifié soit antérieur : les recherches 2003-2010 ont permis d’avancer une hypothèse sur sa localisation première. Au milieu du XIIe siècle, les mentions se font plus denses et on connaît les noms des trois châteaux : Chertinos, Surdaspina et Cabarez ( 5) : le sud du site est déjà fortifié mais rien n’indique encore la présence d’un habitat subordonné. Un marché hebdomadaire voit le jour, le dimanche, dans le castellum en 1153 ( 6) : où a-t-il lieu ? Se pourrait-il que ce marché ait lieu près de la chapelle castrale, construite dès la fin du XIe siècle ? Ce qui est probable c’est qu’il a dynamisé l’occupation du site et certainement précédé et impulsé la création de l’habitat. À la même époque, deux coseigneurs demandent au vicomte l’autorisation de construire et de posséder un castellum à l’ancien castlar de Surdaspina ( 7).
Cabaret connaît alors très vite son extension maximale avec la création d’un vaste habitat castral multipolaire, subordonné à chaque castellum. Dans un texte de 1166 on apprend que plus de 22 coseigneurs sont pariter seniores et domini de Cabareto ( 8). Mais dès la fin du XIIe siècle, un « resserrement lignager » ( 9) est sensible et seuls trois coseigneurs sont désormais mentionnés dans les sources, qu’elles soient narratives, diplomatiques ou inquisitoriales… Au sud, le pôle castral de Quertinheux est une entité féodale à part entière, aux côtés de Surdespine et de Cabaret, l’hommage en est rendu séparément et chaque pôle fortifié est probablement au sommet d’un habitat.
Au début du XIIIe siècle le castrum de Cabaret est devenu une fortification importante : les récits de la croisade albigeoise le mentionnent souvent comme « imprenable », place majeure près de Carcassonne ( 10) au même titre que Minerve et Termes ( 11).
Pendant les événements de la croisade, notamment dans sa première phase, la personnalité de Pierre-Roger de Cabaret apparaît très en relief, non seulement dans le Cabardès, mais dans toute la région ( 12). L’activité des « bons hommes » et des « bonnes femmes » est attestée dans toute la Montagne Noire et notamment dans ce castrum, où séjournent fréquemment les évêques hérétiques du Carcassès ( 13). Tous les chroniqueurs s’accordent sur un point : c’est un site imprenable, « castrum fortissimum et quasi inexpugnabile ( 14) » : emphase épique ? Ses trois pôles défensifs ne peuvent qu’impressionner...
Après une période d’activité intense, attestée par les textes et les découvertes archéologiques, l’abandon du village castral peut être désormais daté des environs de 1240 grâce au mobilier découvert lors des programmes de fouilles effectués sur la partie nord du site. De nombreux castra de la région ( 15) sont en effet abandonnés et détruits à cette époque suite aux rébellions locales contre l’Eglise et le pouvoir royal.

Vue-generale-du-site

Vue générale du site

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Le château royal de Cabaret (intérieur)

Un-des-amenagements-souterrains

Un des aménagements souterrains

La « guerre du vicomte »

Mais la proximité géopolitique de Carcassonne, les mines convoitées qui entourent ces forteresses ( 16), et le fort ancrage de l’hérésie dans cette partie de la Montagne Noire vont avoir des conséquences. Ici, aux alentours de 1240, l’administration royale n’a pas hésité à faire détruire non seulement les trois châteaux seigneuriaux mais aussi les maisons, les rues, et surtout les citernes du castrum, qui auraient pu favoriser la survie sur le site, et même les outils de production que constituaient les forges. Mais qu’advint-il des habitants après la destruction du village castral ? Le rapprochement entre les documents d’archives, les fouilles et les photographies aériennes permet d’ores et déjà d’émettre l’hypothèse suivante : dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, les habitants chassés du castrum ont été au moins partiellement autorisés à s’installer non loin sur les bords de l’Orbiel, d’où le nom de « Ripparia » attribué au nouveau village, alors que les trois noyaux d’habitat entourant les anciens donjons étaient systématiquement détruits.
Il n’est pas impossible que d’autres villages du Cabardès aient subi le même sort, l’hérésie étant attestée presque partout, mais c’est très probablement Cabaret, le centre de la seigneurie, qui a été détruit en priorité… On peut en tous cas rapprocher ce processus volontaire de celui qui a été appliqué à la même époque aux bourgs de Carcassonne, à Limoux, et  à Montolieu, « passé à la charrue ».

Ces destructions s’accompagnent d’expropriations. En ville, selon certains historiens, « en quelques mois la terre presque toute entière changea brusquement de mains » ( 17). Mais ce n’est pas tout : à la campagne aussi, des extorsions et des vexations précèdent et accompagnent selon la plupart des historiens ( 18) cette destruction immobilière. Il en est ainsi à Cabaret :
« L’an du seigneur  1247, au mois de décembre, à vous seigneurs Inquisiteurs pour le Roi de France dans ces parties [du royaume], moi, Raimonde, épouse de feu R. Abbas de Cabaret, je souhaite dénoncer un fait certain : Lucas de Cabaret, au temps de la guerre du vicomte, m’a extorqué injustement et sans raison douze bêtes à laine et neuf chèvres. De même, durant la même guerre, R. Leret et Rederge prirent trois bêtes, deux chèvres et une brebis. De même, ledit Lucas m’a extorqué injustement et sans raison, du temps de ladite guerre,  douze setiers de blé, cinq vases et trois coffres. De même, je dis en vérité que R. Beciard de Sallèles me prit cinq oreillers et deux couvertures de laine, quatre pièces de lin et deux toiles, deux coussins, ma pelisse, quinze livres de laine et cinq livres de lin, et puis quatre douzaines de fromages... Ainsi s’exprime devant le tribunal de l’Inquisition Raimonde, qui habitait à Cabaret, avec l’assurance d’être dans son droit… Les spoliations et les brutalités n’ont pas épargné Cabaret. Les faits qu’elle expose datent de « la guerre du vicomte », c'est-à-dire du dernier trimestre 1240. Les voleurs semblent être des sergents de la garnison royale : ils ont des noms d’importation qui proviennent du nord de la France ou de Catalogne : Lucas, Béciard, Maurell...

En ce qui concerne ce site, il y a deux points, peut-être distincts : la restauration ou reconstruction des châteaux et la re-création d’un habitat…
Bien qu’il s’agisse d’une copie du XVIe siècle, le document qui mentionne qu’en 1238, l’administration royale, représentée par le sénéchal Jean d’Escrennes, forme le projet de « construire le château de Cabaret » semble fiable. Pourquoi ce terme ? S’agit-il de restauration, de reconstruction ? D’après le terme employé, « bâtir », il est certainement question d’un nouveau projet d’édifice et cela coïncide avec nos observations sur le terrain : le château de Cabaret, d’après les fouilles que nous y avons menées, est entièrement reconstruit sur la crête vers le milieu du XIIIe siècle, souvent avec des matériaux de remploi. Le sénéchal de Carcassonne demande pour cela au Chapitre cathédral de Carcassonne de lui « prêter des habitants d’Aragon, du Mas et de Villeneuve » ( 19), main-d’œuvre sous mainmise ecclésiastique. Cela rappelle les corvées qui ont servi, au même moment, à détruire le bourg de Carcassonne… Mêmes méthodes, mêmes commanditaires ?

De nouveaux châteaux, de dimensions assez réduites, sont donc édifiés au sommet de la crête. Trois d’entre eux ont repris les noms des anciennes tours seigneuriales : Cabaret, Surdespine et Quertinheux. Tour Régine désigne le quatrième édifice, comblant l’espace entre Cabaret et Surdespine. Les matériaux pour le gros œuvre sont pris sur place : les pierres sont débitées in situ : au nord du château de Cabaret, on voit des emboîtures très nettes, complètement différentes de celles du castrum, révélant d’autres savoir-faire. Pour les parties de la construction nécessitant des pierres plus tendres, on utilise le calcaire à alvéolines, distant de quelques kilomètres. Pour les toitures, on utilise, de même que pour le castrum, des lauzes de schiste.
La construction du nouveau village de Cabaret appelé « Ripparia Cabareti », Rivière de Cabaret ( 20), est attesté peu après le milieu du XIIIe s. En 1269, on sait qu’il y a un « recteur » à Ripparia ( 21) : le nouveau village et son église sont donc probablement construits ou en cours de construction. Une population théoriquement non soupçonnée d’hérésie y est relogée. On verra plus tard que ces mesures n’éradiquent pas le catharisme : autour de 1270-80, les habitants de Ripparia ont en grande partie acquis ces convictions, et les font même probablement partager aux occupants des châteaux…
La Croisade albigeoise a entraîné des conséquences politiques importantes et des mutations dans l’occupation du sol, notamment en ce qui concerne l’habitat, comme le montrent les fouilles archéologiques menées sur le site.
Les châteaux de Cabaret, récupérés par le Roi à partir de 1229, deviennent forteresses royales et le resteront pendant toute la durée de l’Ancien Régime, même quand  leur intérêt stratégique se sera affaibli. Les six villages qui les entourent : Salsigne, Villanière, Les Ilhes, Fournes, Limousis et « Rivière » sont réunis dès le milieu du XIIIe siècle en « Châtellenie des Tours de Cabardès ». Les habitants de ces six communautés sont chargés d’y seconder la garnison permanente. Le territoire de la châtellenie correspond à l’essentiel du territoire minier.

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Une des maisons du Castrum

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Une des rues caladée du Castrum

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La citerne d'une des forges du castrum

Après le traité de Paris (1229), les castra importants reviennent au roi ou sont donnés à des fidèles. Les castra de la Montagne Noire ne conservent qu’un rôle marginal dans la défense territoriale, l’effort de fortification portant alors sur Carcassonne et les Corbières. Seuls les châteaux de Cabaret deviennent des forteresses royales, où une garnison sera entretenue jusqu’au Traité des Pyrénées (1659). L’épisode appelé « croisade albigeoise » contre l’hérésie cathare est la cause directe de l’aspect actuel de l’éperon de Cabaret, avec ses quatre châteaux sur la crête, reconstruits à partir de 1238-1240 pour devenir une place-forte royale.
Un circuit de visite, au départ du village de Lastours, permet de voir les quatre châteaux mais aussi les vestiges du castrum.

 

Marie-Elise GARDEL

 

Bibliographie

 

Bailly-Maître (M.-C.), Gardel (M.-E.) dir, La pierre, le métal, l’eau et le bois : économie castrale en territoire audois (XIe-XIVe siècles), Carcassonne, Société d’Etudes Scientifiques de l’Aude, 2007, p. 60-71.

Gardel (Marie-Elise), dir. Cabaret : histoire et archéologie d’un castrum. Les fouilles du site médiéval de cabaret à Lastours (Aude), Carcassonne, Centre de Valorisation du Patrimoine Médiéval, 1991, 986 p.

Gardel (Marie-Elise), « Conséquences de la Croisade sur le milieu castral : l’exemple de Cabaret », in Roquebert (M.) (dir.), La croisade albigeoise, colloque de Carcassonne, CEC, 2002, Carcassonne, 2004, p. 349-367.

Gardel (Marie-Elise), Vie et mort d’un castrum : Cabaret, archéologie d’un village médiéval en Languedoc (XIe-XIIIe siècles), L’hydre édition, 2004, 128 p.

Gardel (M.-E.), Vivre dans la maison de Cabaret (Lastours, Aude), in : Alexandre-Bidon (D.) et al., dir, Cadre de vie et manières d’habiter (XIIe-XVIe siècles), Actes du VIIIe Congrès international de la Société d’archéologie médiévale (Paris, 11-13 octobre 2001), Caen, CRAHM, 2006.

Gardel (M.-E., Jaudon (B.), Olivier (S.), De Rivière à Lastours, histoire d’un village en Languedoc (XIIIe- XXe siècle), Toulouse, Loubatières, 2011, 175 p.

Gardel (Marie-Elise), dir. Cabaret : histoire et archéologie d’un castrum. Les fouilles du site médiéval de cabaret à Lastours (Aude), Carcassonne, Centre de Valorisation du Patrimoine Médiéval, 1991, 986 p.

Guilaine (J.), « Une grotte du Bronze moyen en Languedoc : la grotte du collier à Lastours », Gallia Préhistoire, tome 6, 1963.

 

1 - Guilaine (J.), « Une grotte du Bronze moyen en Languedoc : la grotte du collier à Lastours », Gallia Préhistoire, tome 6, 1963.

2 - Caput Arietis castra.. in : Grégoire de Tours, Histoire des Francs, trad. R. Latouche, Livre VIII, ch. 30, Paris, Les belles Lettres, 1961-1963.

3 - Dom Devic et Dom Vaissette, Histoire Générale  de Languedoc, Toulouse, Privat, 1872-1885, t. VII, col. 324-330, (désormais HGL).

4 - HGL, T. II, pr. CCCCXLII, col. 484 : hommage  Roger de Béziers (...non decipiemus te de ipso castello qui vocatur Certuoz...), vers 1137.

5 - Liber Instrumentorum vicecomitalium (Cartulaire des Trencavel), Société Archéologique de Montpellier : Acte 286, [f° 93 v]° (Cabarez) ; Acte 364, [f°130 r°] (Chertinos) ; Acte [90 v°] (Surdaspina) : informations aimablement transmises par Mme Hélène Débax.

6- Ibid., acte 276 : Dominus Rogerius Trencavelli donat eis et laudat mercatum in castello de Cabarez in dominicis diebus...

7 - Ibid.

8 - Doat, vol. 59, [f° 41-46] : “ensemble seigneurs et maîtres de Cabaret”.

9 - C. Amado, Genèse des lignages méridionaux, Toulouse, 2001, p. 321-348. 

10 - Gardel (M.-E.), « Conséquences de la Croisade sur le milieu castral : l’exemple de Cabaret », in Roquebert (M.) (dir.), La croisade albigeoise, colloque de Carcassonne, CEC, 2002, Carcassonne, 2004, p. 349-367.

11 - Guillaume de Tudèle et l’Anonyme, La Chanson de la Croisade, trad. H. Gougaud, Paris, 1989, V, [49], p. 96 : à propos de Minerve, « Non a pus  fort castel entro als portz  d’Espanha, fors Cabaretz e Terme… »

12 - Cf. notamment Guillaume de Tudèle et l’Anonyme, La Chanson de la Croisade Albigeoise, trad. H. Gougaud, Paris, 1989,  p. 67, 103-107, 117-119.

13 - Doat, vol. 23, [f° 79 sqq]. : « episcopus haereticorum ». Cf. aussi : M. Roquebert, Histoire des cathares, Paris, 1999, réed. 2001, p. 282 ; et : Roche (J.), Une église cathare : l’évêché du Carcassès. Carcassonne, Béziers, Narbonne. 1167-début du XIVe siècle, Cahors, L’hydre éd., 2005,558 p.

14 - Cf. note 1.

15 -  Castrum et villa tota Montisolivi ad mandatum domini Regis predicti et suorum, diruta fuerunt penitus et destructa. (HGL, T. VIII, col. 1128-1129).

16 - Bailly-Maître (M.-C.), Gardel (M.-E.) dir, La pierre, le métal, l’eau et le bois : économie castrale en territoire audois (XIe-XIVe siècles), Carcassonne, Société d’Etudes Scientifiques de l’Aude, 2007, p. 60-71.

17 - Poux (J.), La Cité de Carcassonne : histoire et description,Paris, Aubier, 1922-1938, 5 vol., T. I, p. 118.

18 - Bourin-Derruau (M.), Villages médiévaux en Bas-Languedoc, genèse d’une sociabilité (Xe-XIVe s.), Du château au village (Xe-XIIe s.), 2 vol., Paris, L’Harmatan, Chemins de la Mémoire, 1987 ; Biget (J.-L.) « La dépossession des seigneurs méridionaux. Modalités, limites, portée », La Croisade Albigeoise, Colloque de Carcassonne, CEC, octobre 2002, Carcassonne, 2004, p. 261-299.

19 - AD11, G 69 f° 79, copie de 1575 (registre manuscrit).

20 - Sur la signification de Ripparia, cf. : Marandet (M.-Cl.), Les campagnes du Lauragais à la fin du Moyen Age 1380-XVIe siècle), Presses Universitaires de Perpignan, 2006 p. 162. Le nom du village devient « La Rivière » à l’époque Moderne.

21 -  Baichère (E.), «Ave Maria : les revenus décimaires et les droits temporels de l’évêché et du chapitre cathédral de Carcassonne en 1269 », Mémoires de la Société des Arts et des Sciences de Carcassonne, Tome V, 2e série, 1909, p. 17-213 : Ger. Presbiter tenens locum capellani de Salsignano, iuratus de veritate dicenda, dixit quod dominus Episcopus Carcassonae percipit et percipere debet in decimali sancti Saturnini de Salsignano et Beati Petri de Cabareto, quartam partem totius decimae et primitiae omnium reddituum, exceptis Ecclesiagiis.