Société d’ Histoire de Revel Saint-Ferréol                                LES CAHIERS DE L'HISTOIRE N°13 - JANVIER 2008

LE PEINTRE HANS BELLMER ET REVEL

Claude Pouzol - Jacques Rey

RETOUR ACCUEIL

* A Jean et Paule Robert, Instituteurs à Revel

Du 1er mai au 22 mai 2006 s’est tenu à la Galerie Graphique du célèbre Centre Pompidou à Paris une exposition sur Hans Bellmer.

Les média ont rendu compte de l’évènement, notamment dans Le Nouvel Observateur sous la plume de France Huser et dans un article du Figaro du mardi 28 février 2006, signé Marie-Guy Baron et intitulé " Hans Bellmer, une débauche esthétique ", avec reproduction de la fameuse poupée et de dessins et gouaches du peintre.

L’en-tête de l’article précisait :
 « l’exposition…explore les fantasmes du surréaliste bien au-delà de sa célèbre poupée ».

   Or le fait est peu connu, ce peintre, à la réputation internationale dont les dessins et les tableaux figurent dans les plus grands musées du monde (en particulier aux USA), a vécu quelque temps à Revel et nous allons en donner des preuves multiples et conséquentes.

Hans Bellmer
 Sa vie avant son séjour dans la région de Revel.
Né en 1902 à Katowice (ou Kattowitz), ville allemande de Prusse, Hans Bellmer est allemand. Destiné par sa famille aux études d’ingénieur, il quitte en 1925 l’Ecole Polytechnique de Berlin et après un bref séjour de trois mois à Paris, il s’installe comme dessinateur industriel publicitaire à Berlin. Il est très tôt en désaccord avec le régime nazi et en 1938, après le décès de sa femme, il vit à Paris où il fréquente Paul Eluard et le peintre Yves Tanguy qui l’introduit dans le milieu surréaliste (1).
   Au début de la deuxième guerre mondiale, il est interné par les autorités françaises au camp des Mille (2) comme allemand. Dans cette ancienne briqueterie, près d’Aix-en-Provence, il se lie d’amitié avec le célèbre Max Ernst.
Après juin 1940 commence pour lui la période castraise, période d’errements, mal connue, où, pourchassé par la police de Vichy, il se réfugie dans le maquis de la Montagne Noire (3), après avoir jeté son passeport dans les égouts de la ville de Castres.

1942
DESSIN AU CRAYON N°VI 26x46

 

De cette période date son remariage avec une réfugiée de Colmar Marcelle Sutter et la naissance de jumelles en avril 1943 : Dorianne et Béatrice. Union désastreuse qui génèrera un grand traumatisme chez l’artiste dont on trouve des échos troublants dans ce que l’on sait de son séjour à Revel. Pour subvenir aux besoins vitaux, Hans Bellmer utilise son incroyable talent de dessinateur et fait des portraits pour les notables castrais, pour les commerçants, pour tous ceux qui le paient.

 Gaston Louis Marchal en recense plusieurs et en publie quelques-uns : Madame Lauth et sa fourrure minutieusement rendue par un procédé dont il avait le secret ; Madame M… , pâtissière à Castres ; Mademoiselle Monsarrat ; le peintre Albert Olivié. En réalité, ces portraits qui auraient consacré le talent de n’importe quel artiste, il les dédaignait.  Aussi, les commentateurs contemporains n’y attachent pas l’intérêt qu’ils portent aux productions surréalistes et originales qui ont fait sa renommée. Et c’est un peu dommage, semble-t-il, au regard des portraits de Madame L. Pujol, de Tristan Tzara ou de Madame Lauth.

A Castres, il a vécu longtemps dans le quartier de Notre-Dame de la Platé, proche de l’actuel hôpital. Si les catastrophes matérielles et familiales, plus ou moins provoquées, ou voulues, continuent à s’accumuler avec notamment la rupture avec sa deuxième épouse qui emmène avec elle les jumelles, le dessinateur avant-gardiste poursuit ses recherches. 
Il y est encouragé par deux amitiés. L’une est le fruit d’une randonnée à Carcassonne, où le poète du "coquelicot blanc", Joë Bousquet, poursuit une vie de grabataire crucifié (4).

 Entre le poète hermétique et le dessinateur non-conformiste le courant ne pouvait que passer. Fortement intéressés l’un par l’autre, ils correspondent longtemps et le poète dédie à sa poupée un poème "La blanche par amour". L’autre féconde amitié nous touche encore davantage puisqu’il s’agit du Revélois, professeur de lettres et philosophie au collège municipal de Revel, Jean Brun.

1942 - GOUACHE - 44x30.5                  Publication Lapeyre à Revel

LA PÉRIODE REVELOISE

 Comment le peintre et le philosophe se sont-ils connus ?
 A ce jour, nous n’avons pas encore résolu la question pas plus que les dates de cette rencontre.
 Ce que nous pouvons affirmer c’est qu’il logeait en cachette chez Mr et Mme Robert, amis de Jean Brun.

 Mais Castres et Revel  sont voisines. Elles sont encore reliées en cette époque où la guerre mondiale est en train de toucher à son terme par une voie ferrée (aujourd’hui disparue). Puis Revel bénéficie de la présence voisine du Bassin de Saint-Ferréol, lieu d’attraction touristique qui dans cette période fonctionnait à plein.

Or, Hans Bellmer brûle toujours de faire connaître les idées esthétiques qui le hantent.
En octobre 1944, il réalise sa première exposition personnelle à Toulouse dans la librairie de Silvio Trentin, un ami de Jean Brun.
A la suite de cette exposition, Bellmer et Brun font éditer par l’imprimerie A. Lapeyre à Revel un ouvrage intitulé " Bellmer, 3 tableaux, 7 dessins, 1 texte", ouvrage qu’il a promis d’envoyer à Victor Brauner (1902-1966) figure notoire du surréalisme.

Avant de donner des précisions qui s’imposent sur cette publication véritablement fondatrice de l’art "bellmérien", jetons un coup d’œil sur ce qu’a pu être le groupe amical constitué à Revel par les deux amis.

Nous serons aidés dans cette enquête par un document totalement inconnu et dont les cahiers d’Histoire de Revel vous offrent la primeur :" le jeu des devinettes surréalistes".
Reconstituons la scène : Jean Brun et Hans Bellmer ont réuni des amis et décident de jouer à ce que chacun pense. C’est Madame Robert qui note vraisemblablement à l’improviste (son écriture est reconnaissable) les réponses (7).
                                           

Texte du jeu surréaliste.

  1. Quelles sont les choses que vous détestez le plus ?
  2. Quelles sont les choses que vous aimez le plus ?
  3. Quelles sont les choses que vous souhaitez le plus ?
  4. Quelles sont les choses que vous redoutez le plus ?

Réponses.

Hans

  1. La bêtise doublée d’infamie : morale de la victime.
  2. L’amour, son expression exaltante.
  3. La liberté.
  4. La peur.

Bellmer

  1. L’objet identique à lui-même.
  2. Les choses improbables.
  3. Celles que l’on ignore.
  4. Celles que l’on connaît jusqu’à la nausée.

Jean Brun

  1. Les uniformes, la symétrie, les angles droits.
  2. J’aime les pièces où les cils battent lentement sous les caillots (?) des choses, les pièces où des lambeaux de mots (?) lèchent les chrysalides de femmes qui coulent le long des murs. J’aime les paysages où vivent les racines sauvages et les lèvres en liberté. J’aime les atmosphères qui font naître l’amour, ce grand dispensateur des touchers à distance.
  3. Entendre toujours l’appel de cette voix découverte un soir sous une larme dans la lézarde d’un vieux mur et qui n’a jamais cessé de me dire je viens dans le……. ? voir en pleine cour d’assises le maréchal Pétain…
  4. Rencontrer devant moi un miroir sans image.

Jean Leeger

  1. Les lacets et amis qui craquent au bon moment.
  2. Les vérités de hasard, les amours de rencontre.
  3. Le pacifisme au point d’abolir la lutte pour la vie.
  4. Un au-delà qui ne ressemblerait pas à ici bas.

Albert van Loon

  1. Moi.
  2. Moi.
  3. Moi.
  4. Moi.

Paul Gustave van Heerve

  1. Un homme sans espoir.
  2. Le monde sans espoir.
  3. Un homme meilleur.
  4. Un monde meilleur.

1940 DESSIN AU CRAYON 27.5 x 21.5               Publication Lapeyre à Revel

   A noter la singularité de la réponse de Hans Bellmer qui se dédouble, distinguant la réponse de Hans et de Bellmer.
C’est un procédé qu’avait utilisé Jean-Jacques Rousseau dans "Rousseau juge Jean-Jacques", dialogue imaginaire entre lui et lui-même et dans lequel certains critiques ont cru voir les signes d’un certain dérèglement mental.
   Quant à notre peintre, nous dirons seulement que c’est le signe de la richesse de sa personnalité et du conflit interne qui l’agitait entre des prises de position avant-gardistes et la vie prosaïque qu’il devait mener dans le réel.
   Les trois autres joueurs sont pour nous des inconnus, mais leurs réponses ne manquent pas de personnalité ni d’intelligence.

1940 DESSIN AU CRAYON 27.5 x 21.5               Publication Lapeyre à Revel

 

LA PUBLICATION « SURREALISTE » DE REVEL.

Elle se présente sous la forme d’un cahier 24 x 18,5) à la couverture formée d’un papier noir assez commun un peu pelucheux, marqué en son centre d’une étiquette blanche imprimée presque carrée (5,2 x 5,7) avec :

BELLMER / 3 / TABLEAUX / 7 / DESSINS / 1 / TEXTE           DOCUMENTS SURREALISTES

L’effet produit par cette couverture, plus proche d’un avis mortuaire, que d’une couverture de livre, est assez saisissant.              
Il faut y voir là une volonté de rupture avec les publications artistiques ou littéraires ordinaires.
Le titre, simple énumération du contenu, est également non conformiste : les surréalistes veulent rompre avec les usages établis.

L’intérieur du cahier, non broché, est plus traditionnel avec une page de titre, imprimée sur papier légèrement ocré et caractères d’imprimerie noirs pour le nom du peintre, les « Documents Surréalistes » accompagnant la date 1944, et roses pour le pseudo-titre (le rose étant la couleur fétiche du peintre-dessinateur). (« NDLR : Bellmer est aussi connu pour ses photographies »).

Au verso du titre :    à  André Breton    en pleine page
Suit une page consacrée au justificatif de tirage de l’ouvrage :

      Prix : 1800frs

Suit le texte imprimé sur six pages non numérotées que nous reproduisons pages 16-18.
Beaucoup de commentaires ont voulu y discerner un crédo esthétique de Bellmer. A notre avis le souci de logique et de clarté n’étant guère au fort des préoccupations surréalistes, chacun peut y voir ce qu’il désire, plongeant dans l’inconscient des images les plus saugrenues et volontairement désopilantes.
Il semble bien que le texte soit dû, en partie, au philosophe Jean Brun sans que l’on puisse détecter la part de l’un ou de l’autre (Hans Bellmer et Jean Brun).

 

Suivent les reproductions photographiques de 7 dessins au crayon de formats variés datés de 1940 (3) et de 1942 (4), de deux gouaches de 1942 et d’une gouache huile de 1942 également.

La gouache n° VIII est un autoportrait saisissant avec la décomposition végétalisée des chairs.

La plupart des corps représentés fondent dans un décor mi végétal mi humain.

L’amas des corps du n° VII se détache d’un mur de briques (souvenir des murs de briques de la prison des Milles).
Une table des reproductions achève l’ensemble.
Que représentait le dessin original vendu avec les 5 exemplaires numérotés de 1 à 5 ?

L’ATELIER DE L’IMPRIMEUR A. LAPEYRE (voir photographie d’Armand Lapeyre et de son atelier, 21  rue Victor Hugo, à Revel  sur le devant duquel  il est figuré avec son épouse Lisa Lapeyre).

Rien ne préparait semble-t-il l’imprimerie A. Lapeyre à éditer un texte surréaliste accompagné des dessins d’un artiste aussi original que Hans Bellmer.
L’atelier et le magasin de commerce étaient situés dans la rue de Castres, aujourd’hui la rue Victor Hugo au n° 21 (voir reproduction publicitaire de l’Imprimerie Papeterie).

Le fondateur de la lignée Armand Lapeyre, prote de formation, a eu pour successeur Albert Lapeyre (ce qui peut entraîner une confusion des prénoms). Son petit fils est René Lapeyre.

L’arrière petit fils Alain Lapeyre continue la tradition dans un atelier maintenant situé rue Marius Audouy, à Revel.

Comme l’indique une ancienne publicité, cet atelier imprimait surtout des  faire-part de naissance, de mariage, de décès et des cartes de visite.

Cependant nous avons relevé des productions moins commerciales qui sortent de cette imprimerie et qui lui donneraient plutôt le titre d’éditeur occasionnel.
En voici une liste (non exhaustive) :

En 1903. Recueil des Usages Locaux dans le Canton de Revel par le juge de paix du canton Louis Thomas (3ème édition) in-12 de 128 pages (avec publicités commerciales à l’intérieur).

1942 - GOUACHE N°VIII - AUTOPORTRAIT DE HANS BELLMER - 45 x 32                     Publication Lapeyre à Revel

d’ André Lagarrigue (artiste revélois) reproduisant un coin du bassin de Saint-Ferréol.

S’il ne nous a pas été possible de retrouver la trace du texte d’ Hans Bellmer dans l’atelier d’Alain Lapeyre, ce dernier se souvient qu’un exemplaire en a été longtemps conservé, pour être finalement vendu (cher semble-t-il) !
Quel fut le succès de la publication A. Lapeyre à Revel ?
Sans doute le texte et les reproductions de tableaux jointes n’étaient pas destinés à accrocher un vaste public.
Combien furent vendues ?
Sur Revel on n’a aucune indication de la diffusion de la brochure.
D’une part , André Breton et les surréalistes étaient tout à fait inconnus à Revel.
D’autre part le style du dessinateur ne pouvait être perçu que comme le produit d’un art étrange, fort décontenançant…

On sait que M. et Mme Robert, amis de Bellmer, acquirent cette brochure (ou la reçurent en cadeau).

Autre indication que l’on doit  à l’article de Gaston Louis  Marchal : elle fut achetée à Castres soit par des particuliers ou par des officiels, puisqu’un exemplaire figurait à la bibliothèque de Castres.

LES JEUX DE LA POUPEE

Dès 1946 Hans Bellmer regagne Paris, associé au poète Paul Eluard, il publie les célèbres « Les Jeux de la Poupée », dans la collection Le Quadrange : ce sont comme dans la publication revéloise, des photographies reproduites en similigravure et des poèmes de Paul Eluard.

Le bulletin de souscription annonçait en prolongement une « Petite Anatomie de l’Inconscient physique » ou « l’Anatomie de l’ Image ».

L’art bellmérien était dès lors lancé sur le plan national et il n’est pas dans notre dessein d’en suivre l’immense trajectoire internationale (voir tout de même les documents ci-joints en annexe).

LE RETOUR DE LA «CAISSE» DE L’ARTISTE

En décembre 1963, les Robert, qui habitaient à l’école des filles, dans leur logement de fonction d’instituteurs, recevaient cette lettre, écrite, comme l’adresse, à l’encre rouge et rédigée sur un papier très fin de couleur rose :

Paris 2.12.63

Chère Madame et cher Monsieur Robert

Après tant d’années – je n’ose pas les compter – la fameuse « caisse » avec laquelle je vous ai si affreusement importuné, avait perdu un peu de son caractère de réalité. Ainsi étais-je comme devant un miracle quand M. Coralier me parlant l’autre jour de son amie Nathalie, de vous et de la caisse, et encore de la possibilité que Mme Nathalie pourrait la ramener à Paris lors d’un de ses voyages.
J’en suis heureux

Comment ferai-je pour vous remercier ? et pour me faire pardonner mon long silence ? Me ferez vous parvenir de vos nouvelles ? (moi comme d’habitude « j’en ai vu de toutes les couleurs »)
Ce jeudi j’aurai un grand vernissage-cocktail. Je vous enverrai le catalogue dès qu’il sera prêt.
Cette fois-ci nous ne perdrons plus le contact et si totalement.
Avec mon souvenir amical
Hans Bellmer
86 rue Mouffetard Paris 6ème

Dans l’enveloppe il y avait une annonce :

Daniel Cordier présente 8 rue de Miromesnil Paris 8 Bellmer
Vernissage le jeudi 5 décembre 1963 à 18 heures.

Et un texte de Patrick Waldberg  

« Hans Bellmer ou l’ Ecorcheur écorché » avec des reproductions de dessins de l’artiste de dates diverses.

Que pouvait contenir la fameuse caisse de Bellmer ? Faute de pouvoir interroger les possesseurs temporaires, aujourd’hui disparus, nous ne pouvons que faire des hypothèses :
probablement des dessins de la période castraise et revéloise que l’artiste n’avait pas emporté dans son voyage à Paris après avoir quitté la région ; peut être aussi des documents, textes recueillis auprès de ses amis littérateurs, poètes.
Mais aussi  des documents familiaux de ses deux filles jumelles Dorianne et Béatrice, de sa deuxième épouse avec laquelle les rapports avaient été difficiles voire insoutenables.

Une remarque : l’artiste « maudit »  ne disposant guère d’un logement convenable a attendu longtemps pour réclamer l’encombrante caisse : près de 20 ans ! …

1942 - DESSIN AU CRAYON N°IV - 51 x60                                       Publication Lapeyre à Revel

Janvier 1942 - Hans Bellmer

LE TEXTE - PUBLIE EN 1944 ( le dix décembre exactement)
sur les presses de l’imprimerie A. LAPEYRE à Revel, avec le titre :
 BELLMER – 3 tableaux – 7 dessins – 1 texte – documents surréalistes …
Hans Bellmer nous livre ainsi dans le texte sa vision de l’art surréaliste et plus particulièrement de la femme… Prose à lire très lentement !

Il est certains modes d'emploi, dont on ne se sert jamais qu'en tremblant, sachant à quels dangers expose leur exemple ; et cependant le désir l'emporte le plus souvent sur la prudence.
 Nous conseillons donc, dans l'esprit de l'action poétique directe qui est le nôtre, de s'en tenir d'abord au détail : que l'on ramasse légèrement un pied, sans le rouler, pour en faire un seul tas ; s'il est déjà trop mou pour être ramassé avec la main, rassem­blez-le avec la lame du couteau, et tapez chaque nouvelle partie sur un bout de dentelle pour l'y coller.
Dès qu'il est ainsi assem­blé, posez le tout sur un tabouret saupoudré de chaume moulu et portez-le au tiède pour le laisser se faire et se refaire à son aise pendant un couple d'heures, si c'est possible.

 Les formes ainsi obtenues sont très grandes ou très petites, mais ce sont ces dernières qui l'emportent habituellement.

Quant à vous les expliquer, à y mettre une étiquette, et à vous dire même à quelle catégorie elles se rapportent, c'est difficile, étant donné qu'on n'en pourrait trouver deux semblables.

 Chaque forme est une détermination pour ainsi dire unique et originale qui naît et se forme sous les doigts du Sensible. On livre à celui-ci, soit un haut cornet, soit un vaste plateau en clématites de créme, souple comme un tissu vivant, qu'il déforme et façonne, mâche, abaisse, retrousse, tuyaute, repince, effile ou élargit, et il en ré­sulte : tantôt un large sein, plat, écrasé, tantôt un cône étroit et allongé qui paraît fait d'une série de rouleaux circulaires de la grosseur du doigt ; parfois aussi une sorte de paquet ficelé, froid, contenant une cinquantaine de lettres et leurs réponses, dont nous insérons ci-dessous le contenu :

« Madame, en me référant respectueusement à notre récent  contact, qui eut lieu dans le train du soir allant de Laboulbène « à la Viscose »,je me sens autorisé à vous donner un précis des « corrélations » qui existent selon mes observations, et j'ose croire aussi selon les vôtres, entre l'excitation de certains organes et les deux phénomènes que l'on appelle :
   LES SOUVENIRS ET LES OUBLIS  …

NDLR : « LE TEXTE SERA FOURNI SUR DEMANDE »

 

La réponse se trouve ainsi rédigée :

Quelle heureuse expression et quelle riche idée vous avez eues là, Monsieur; mais ne pensez-vous pas que les dernières certi­tudes nous restent encore promises, qu'il n'y a que les mi­neures qui se livrent à des déterminations expérimentales sans précalculer l'erreur attachée à une observation douteuse parce qu'agréable?
Oui, tout ce que notre nature offre d'obstacles doit être sacré.

 Cependant, croyez-moi, la position de la femme dans l'appareil est des plus ingrates et ne peut se prolonger indéfiniment.
 Elle est troublée, bien qu'à l'aise, elle sait que des yeux l'observent, elle ne demanderait qu'une chose: pouvoir finir son exercice !
Son rôle demande beaucoup d'attention et d'adresse.
 Elle doit tenir de la main droite sa main gauche, son pied droit et le genou, excepté quand elle est innocente; dans ce cas elle saisit la main droite de la main gauche et de la main droite ses pieds, puis elle relève les genoux et elle reprend la main droite pour porter l'index à la bouche.
 Si elle ne veut pas changer de main, elle pousse du pied droit l'index qu'elle tient de la main gauche.

Monsieur, quand une femme a miné ses ressources jusqu'à soixante-deux pour cent de ses données naturelles avec l'assi­duité, la tension musculaire et tous les fâcheux agissements involontaires que comporte cette fonction de téléphoniste, elle ne peut guère aller au-delà.

Votre intérêt n'est pas de la re­tenir au-delà de la limite de ses forces et par conséquent au­ delà de l'utilité que la société peut en tirer à notre époque de mécanisation et d'exploitation apologétique du matériel humain.

D'autre part, si nous voulons envisager l'emploi de la plume ou du crayon caustique, on peut les essayer sur le bois sans pré­cautions spéciales, on peut les employer suspendus dans l'air, enfoncés en terre ou plongés dans l'eau ; on peut aussi les essayer sur le modèle même.

Au moment qui précède le processus, pour prévenir une inflammation des tissus, on enlève la plaque qui recouvre la partie visée, en tirant sur l'extrémité du ruban.

 Dès que le prolapsus est attiré complètement au dehors de l'ouverture, on excise sur ses parois, antérieure et postérieure, deux longs et larges triangles rectangles de muqueuse, partant du voisinage du col et se terminant en avant près de la cuiller, en arrière près de la fourchette.

On suture ensuite à étages et avec des fils perdus les deux triangles avivés l'un à l'autre, commen­çant par une série de sutures au-dessous du col.

 Parmi les ré­sultats obtenus, l'un des plus jolis est « l’Iris à retardement », formant peplum derrière avec un effet de déplié, retombant en cascades, sans se refermer.

Et remarquez que la structure devient sensiblement différente jusqu'à l'opposé de ce qu'elle était à son début, elle se métamor­phose dans des passages imperceptibles, évitant tout air de dé­cousu.
Dans son dernier avatar le vermoulu et son ennemi, le plissé, se disputent le milieu du dos entre les deux épaules ; assez serrée du côté des aisselles, la querelle se géométrise peu à peu, pour s'apaiser en descendant vers la couture des talons.

 La section verticale de l'ensemble montre, de l'extérieur vers l'in­térieur, une succession semblable mais plus explicite de struc­tures en germe : les surfaces du bouillon gras, les enchevêtre­ments bulliformes en creux, les chevelures et les torsades des tissus musculaires, le flamboyant, les rythmes osseux et dentaires, le style des intestins - cérébraux, les agglomérations de cellules rectangulaires, les filigranes à jour, les allumettes cristallisées, les cristaux-panoplies des couteliers à l'heure du coucher du soleil.

Le spectacle simultané des structures, non seulement des états passés, présents et futurs de la matière, mais aussi bien celui des éléments sous-cutanés, constructifs, ce spectacle, disons nous, qui n'avait été pendant longtemps qu'un délicieux acces­soire de toilette ou une possibilité clinique, paraît conquérir l'image sans cesse évoluante que l'homme se fait de la femme, et rapprocher de plus en plus la femme elle-même de sa vocation expérimentale, fournissant, pour son charme, les effets de réalité d'un déshabillé gracieusement approfondi.

L’AMI DE HANS BELLMER : le professeur JEAN BRUN

S’il y avait eu entre Hans Bellmer et  son ami Jean Brun une certaine communion de pensée lors de la période castraise et revéloise, leur destinée ne fut pas identique.
Alors qu’entraîné par les exigences d’une volonté esthétique supérieure Hans Bellmer sacrifie tout à son art, profession, famille, bonheur, Jean Brun fit une carrière professorale universitaire tout à fait remarquable, en dépit de l’originalité de ses convictions et du non conformisme de ses propos.
Pour tout dire Jean Brun ne fut pas un « artiste maudit .»

Sans qu’il soit possible de le prouver, l’ami de Hans Bellmer, Jean Brun a certainement contribué à la rédaction du texte de Revel imprimé par A. Lapeyre.
La dédicace à André Breton, le ton général tout à fait surréaliste, le lyrisme destructeur du contenu est certainement à apporter à lui, plus qu’au dessinateur peintre.

Nous pouvons donner quelques précisions sur le jeune universitaire (il ne l’était pas à cette époque) professeur d’un collège tranquille, voire bourgeois de la Haute Garonne, plus proche, même au soir de la deuxième guerre mondiale, de l’ambiance d’un roman de Balzac que des délires surréalistes (note 8).

Né à Agen le 13 mars 1919, Jean Emile Brun est licencié et diplômé de philosophie. C’est le fameux D.E.S (Diplôme d’Etudes Supérieures), travail original, demandé aux étudiants après la licence et nécessaire pour pouvoir passer le concours de l’agrégation.
Il est installé au Collège de Revel, qui est encore à l’époque Collège Municipal, le 19 octobre 1942, soit en pleine guerre, en remplacement de M. Magnin, appelé à d’autres fonctions.

Conformément à la législation de Vichy, il déclare être né de parents français, de ne faire partie d’aucune société secrète et de ne pas avoir d’ascendants juifs de troisième génération (déclaration exigée des professeurs dès octobre 1940 pour leur permettre d’enseigner).
Comme le collège ne compte que quelques heures de philosophie pour les classes terminales, il est professeur de philosophie lettres, assurant quelques cours de littérature et de français.
Quelques Revélois l’ont eu comme professeur et se souviennent d’un professeur entraînant et cultivé tout à fait moderne dans ses façons d’enseigner, tout à fait déroutant pour les parents d’élèves et qui remporta plus de succès d’estime que de succès aux examens (voir photo scolaire).

Le collège de Revel deviendra par la suite Lycée Vincent Auriol.
En mars 1950, il écrit au couple Robert , avec lesquels il est resté en correspondance, une lettre assez désopilante, de l’ Institut français de Londres où il a été nommé Professeur.
Quel fossé professionnel entre Revel et Londres ! Outre les mérites philosophiques de notre jeune professeur il a du avoir d’énormes sympathies, nous dirons d’appuis, de « piston » pour tout dire, pour franchir ce fossé.
Mais le londonien conserve la verve, l’humour décapant de l’auteur probable de la brochure bellmérienne et nous ne résistons pas à faire profiter nos lecteurs de ce régal peu formaliste et d’esprit tout à fait « surréaliste .»

(le texte de la lettre londonienne)

Outre le renvoi à une bibliographie qui reste très mystérieux, l’allusion à un ancien professeur de lettres du collège de Revel doit être comprise comme une rosserie envers un ancien collègue réputé classique et conformiste, M. Meyrignac, (et « sérieux »).
A noter aussi les détails donnés sur l’épouse divorcée de Hans Bellmer qui avait la garde des jumelles.
Trouvé dans les archives du couple Robert, un article de presse anglaise sur le voyage officiel du Président Vincent Auriol, a été traduit par une de nos amies Anne Fédry et figure en annexe de notre article. Les Revélois nous pardonneront cet « hors sujet » qui les concerne un peu…

ARTICLE DE PRESSE ANGLAISE

Le professeur à l’Université de Dijon (1961 – 1986).
Nous ne retracerons pas le détail du parcours professoral de notre jeune philosophe car nous l’ignorons.
L’essentiel est de le retrouver Professeur à l’ Université de Dijon en 1961, philosophe patenté, auteur d’une œuvre abondante aux multiples facettes, et objet dans la vénérable place bourguignonne d’un véritable culte comme le prouve « l’hommage à Jean Brun » composé de onze articles  rédigés par de grands noms de la philosophie contemporaine et accompagné de reproductions de peintures de Hans Bellmer (ce qui n’est pas pour nous étonner…).

 

Dijon, EUD, 1987 réédité en 1996
Voir annexe bibliographie de Jean Brun…

Cette abondante production littéraire de Jean Brun n’est pas pour nous étonner loin de là.
Nous connaissons cette verve qui, de canulars d’étudiants,  devint production d’amples réflexions philosophiques et que le texte co-produit à Revel laissait deviner.


Ayant eu le bonheur de trouver dans notre bibliothèque un des nombreux « QUE SAIS JE ? » écrit par Jean Brun nous avons pu cependant mesurer son immense culture.

Dans cet ouvrage il fait preuve d’une solidité de culture philosophique en même temps qu’un grand sens littéraire : l’ouvrage, d’apparence difficile, se lit d’un trait sans ennui.

Jean Brun est un vulgarisateur-né, ce que ne laissait pas deviner l’essai surréaliste de Revel, engagé dans des considérations souvent brumeuses.

Par contre sans entrer dans  le contexte philosophique de son œuvre, il est frappant de voir l’importance donnée à Dionysos. Or depuis Friedrich Nietszche on peut classer l’esthétisme sous deux critères : l’un est la beauté rayonnante, sage, apaisée, celle d’Apollon ; l’autre est la beauté de la démesure, des passions, de l’ivresse celle de Dionysos, à laquelle le surréalisme et la peinture d’Hans Bellmer nous fait songer et qui a toujours été un des buts d’investigation de Jean Brun (voir le livre : « le retour de Dionysos », bien que de toute évidence ce ne fut pas la seule orientation de la pensée de notre philosophe, le mystère de l’être le tentant tout autant).

NOTES

* Presque tous les documents exploités dans cette étude proviennent d’eux, il semble légitime de leur dédier notre travail.

d’ Aix en Provence) » – Brochure : « Les artistes du camp des Mille » INTERNET...

Ils tentent d’obtenir des autorisations de quitter le camp en manifestant leur antinazisme.
C’est le cas d’ Hans Bellmer qui sera envoyé à Forcalquier comme prestataire chargé d’un travail administratif.
De cette période date l’obsession du peintre pour les murs en brique, souvent présents dans son œuvre picturale. Ainsi une tête de femme p.7 de cette brochure.

« … Bellmer dessinait des cachets pour de fausses pièces d’identité ; il imitait même les imperceptibles défauts de la matrice originale en cuivre ou en caoutchouc » (revue Obliques n° spécial, 2ème trimestre 1975) – Gaston-Louis Marchal, art. cité, p.16, note 2.

« Où les couleurs sont elles / Tant que la nuit y voit / Le rouge vend ses ailes / Le blanc est mort de froid … : Sois moins triste on t’écoute/ Ouvre tes yeux d’absent/  A la folle qui doute / Du coquelicot blanc. »

 si le fait que Hans Bellmer se cachait ne semble pas contestable, on aimerait savoir pourquoi ? Se cachait-il des Allemands ou de sa femme ?