Société d’ Histoire de Revel Saint-Ferréol                                        LES CAHIERS DE L’ HISTOIRE - MONOGRAPHIE -

Correspondance du capitaine Jean de Gouttes.

Annexe 1

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- [La publication intégrale de toutes les lettres n'a pas été possible, vu leur nombre et surtout de multiples redites. En conséquence, nous nous sommes limités à un certain nombre de lettres considérées comme importantes et/ou intéressantes. La plupart du temps, nous nous contentons de donner de larges extraits de ces lettres.]

Nous remercions plus particulièrement Madame BERTRAND LAVIELLE qui a eu l'amabilité d'assurer la transcription minutieuse de ces lettres.

 

Versailles, le 8 frimaire an XIII (29 novembre 1804).

Mon cher papa,

    " Relativement à mon voyage, je me contenterai de te dire que nous avons assez souffert, non seulement du mauvais temps, mais principalement du retard que nous ont fait éprouver les relais jusques à Orléans, ce qui nous a obligés à marcher toutes les nuits qui étaient très rudes ; nous n'avons couché qu'à Toulouse, Montauban, Souillac et séjourné sans coucher à Cahors, ce qui fait en tout sur 13 jours de marches environ 20 heures de sommeil. Cependant, mon régiment va subir de plus rudes épreuves, car, malgré la neige qui tombe depuis trois jours, il va à Paris (pour le sacre de l'Empereur qui est fixé selon toutes les apparences (a), où il sera obligé de bivouaquer, ainsi que 12 régiments de dragon, 2 de carabiniers, et 2 ou 3 autres de cuirassiers, vu l'impossibilité de trouver des logements ; mon régiment part samedi. Je ne ferai pas de grands efforts pour le suivre.
Je n'ai encore que très peu monté à cheval ; mes officiers chargés de l'enseignement ont paru être très contents de moi. Mon capitaine est un enfant du régiment. Il aime surtout l'exactitude, le belle tenue ; et, tant pour flatter ses goûts que pour prévenir en ma faveur  les autres officiers, j'ai été obligé de m'équiper à neuf pour mon vêtement, ce qui m'a coûté environ huit louis. Je ressens déjà combien cette dépense m'a été favorable. Il suffit ici de passer pour riche pour être considéré, estimé, protégé ; l'apparence de la fortune est tout. On s'attache peut-être moins au mérite.
Une tendre embrassade à ma chère maman, à mes frères ; je n'ai point oublié Caroline ; elle peut sécher ses larmes. Adieu, mon cher papa ; je désire que ta santé soit aussi bonne que la mienne ; crois-moi avec les sentiments du meilleur des fils. Lorsque tu m'écriras, affranchis mes lettres pour 3 sols, elles me parviendront, tandis qu'il m'en coûterait à moi 16 sols. "

 

(a), le 2 décembre 1804.


Versailles, le 5 pluviôse an XIII (25 janvier 1805).

    " Je suis nommé brigadier définitivement ; il ne manque plus pour que je sois installé que la présence du colonel qui est toujours à Paris ; c'est un grade mêlé de désagrément précis par lequel il faut passer. Je doute qu'il y ait dans le corps autant d'avancement que M. Salvaing le faisait espérer ; nos sous-officiers ont peu de talents, mais il faudrait, pour parvenir, avoir des chefs capables d'apprécier les connaissances. La protection fait tout ; aussi tâcherai-je de ne pas être en reste ; cependant, mon avancement retardé, je tâcherai de passer dans la garde de l'Empereur, d'où je pourrai sortir ensuite pour passer dans un corps comme officier ; cette route m'a déjà été tracée par plusieurs jeunes gens, et je pourrai bien profiter de leur exemple. Je me concerterai dans tous les cas avec les personnes capable de me rendre service. Je me sens assez de moyens pour parvenir ; il ne me manque plus qu'un corps où je puisse me faire connaître et me fallut-il entrer dans les mameluks, j'y entrerai pour m'avancer. Le service des cuirassiers, quoique très paisible est très désagréable, comparé à celui des troupes légères, où un jeune homme trouve bien plus de ressources. Cependant, je ne dois point me plaindre de mon sort. Tous mes officiers ont été soldats comme moi et j'aurai mauvaise grâce à me plaindre de l'être.
Le maréchal Murat, ses généraux aides de camp, vinrent nous passer en revue. Ils étaient tous supérieurement bien montés ; tous, des chevaux fins, extrêmement lestes et dociles. Je jouissais en les voyant caracoler ; il ne manquait que toi pour être témoin de ce spectacle. Les chevaux du carrosse de l'Empereur sont extrêmement beaux. Le jour du sacre, je les vis à la fin de leur course qui avait duré environ huit heures ; ils étaient aussi frais et caracolaient encore comme au moment de leur départ. "

Versailles, le 9 ventôse an XIII (28 février 1805).

    " Les nouveaux devoirs de brigadier que j'ai à remplir, beaucoup plus pénibles et plus difficiles à remplir que ceux de cuirassiers à cause des reproches que l'on peut s'attirer faute de la plus grande surveillance, car, c'est nous qui devons répondre de tout ce qui se fait dans la compagnie, ne m'ayant pas encore permis de m'absenter, me laisseront tout au plus trois jours de libres. Je passe dans ce moment par les plus rudes épreuves du métier ; obligé de vivre avec des hommes que je dois surveiller, que je dois punir et de la conduite desquels je suis responsable ; je dois concilier à la fois, j'ose dire, leur amitié et l'estime de mes chefs. Cependant, je ne fus jamais plus content de mon sort. Les circonstances, l'état actuel des choses me permettent de l'avancement. L'on épie secrètement, par ordre de l'Empereur, la conduite des sous-officiers, des officiers, même leur moralité, leurs talents et l'on cherche à épurer le corps des officiers que quelques hommes ont déshonoré et déshonorent encore par leur conduite. Je sens que mon avancement ne sera pas très retardé. Je parviendrai aisément au grade de maréchal des logis.

Il faut qu'enfin, je te dise quelles sont mes occupations. A six heures en hiver, à cinq en été, l'on sonne le réveil ; le brigadier de semaine et un homme pour trois  chevaux vont donner à déjeuner aux chevaux. Je te dirai plus loin quelle est leur nourriture et la quantité. A 7 heures, l'on sonne pour le pansement qui dure jusqu'à 8 ou 8 heures et demi, heure à laquelle on les fait boire. Après qu'ils ont mangé l'avoine, on fait monter à cheval les différentes classes, chacune à son tour ; ces classes sont composées de 16 hommes et d'un brigadier pour conduire la reprise ; à 10 heures, l'on dîne. On remonte à cheval encore jusqu'à 11 heures, heure à laquelle les hommes de garde vont relever les postes, et à laquelle on donne à dîner aux chevaux ; à midi, l'on monte encore à cheval jusqu'à 2 heures ; à 2 heures et demi le pansement, de même que le matin ; les chevaux et les hommes sont alors libres jusqu'à 6 heures ; l'on donne alors à manger aux chevaux. Les hommes soupent après le pansement du soir ; à  six heures et demi en hiver et à sept heures et demi ou huit heures en été, on fait l'appel ; à sept heures et demi ou neuf heures en été, les chandelles doivent être éteintes dans les chambres. Voici la nourriture des chevaux pour trois ; le matin, à six heures, 10 livres de foin ; après le pansement, le boisseau d'avoine qui équivaut au sixième de notre sac, à peu près. Lorsqu'ils ont mangé l'avoine, on leur donne 10 livres de paille ; à 11 heures, 10 livres de foin ; après le pansement du soir, même ration d'avoine que le matin, puis 10 livres de paille ; et à 6 heures du soir, 10 livres de foin et 10 livres de paille ; on leur donne à Versailles seulement un supplément de 10 livres de paille, le soir. Quant aux hommes voici leur nourriture : à 10 heures, la soupe et le bouilli de bœuf ; je mets à peu près un quart de viande par homme ; le soir, des pommes de terre et des haricots. Je n'ai jamais mangé de plus beau pain qu'ici. Ce nouveau genre de vie ne m'a pas du tout incommodé. Je suis parfois enrhumé ; cependant, cet état que tu croyais être contraire à ma santé l'affermit, au contraire ; ainsi rassure-toi, rassure maman. Je ne me suis jamais mieux porté. Je me désire que Maman, qui est ordinairement souffrante, se porte aussi bien que moi. "

Versailles, le 25 germinal an XIII (15 avril 1805).

    " Je t'aurais déjà écrit pour t'annoncer ma promotion au grade de fourrier, si mes occupations me l'avaient permis. J'ai été reçu fourrier dans la troisième compagnie le 21 de ce mois, et je ne doute pas que les lettres que tu m'écris ne mettront plus autant de temps à me parvenir, car le vaguemestre est mon maréchal des logis en chef et nous logeons tous les deux dans la même chambre ; c'est le meilleur homme du monde, je suis très content de lui et je crois qu'il le sera de moi  Quant à mon nouveau capitaine, c'est le meilleur officier du Régiment et le plus grand ami de M. Salvaing. Ce dernier n'a rien négligé pour ce qui concernait mon avancement, et je dois avouer que je lui ai les plus grandes obligations, car ce n'est que par le zèle qu'il a mis à m'obliger qu'il a parvenu à vaincre les difficultés qui s'opposaient à mon avancement. Il y a grande espérance que je resterai encore quelque temps, et que de là je passerai maréchal des logis chef ou adjudant sous-officier ; c'est la destinée ordinaire des fourriers ; Je passerai ensuite de l'un de ces grades à celui d'officier. Je suis très content de mon nouvel état. Je ne suis plus assujetti à rien de désagréable ; je n'ai plus qu'à écrire ; je couche seul, dans une chambre où il ne loge que mon maréchal des logis chef. Je mange avec les autres sous-officiers ; enfin, je commence à jouir des agréments que présente l'état militaire. Il m'en a coûté beaucoup pour ma promotion, j'ai été obligé de régaler les sous-officiers, de faire mettre des galons en argent à mes habits, d'acheter épaulettes, sabres d'officiers. Il me reste encore à m'équiper en bottes fortes, culottes courtes, etc… Je suis assujetti à être toujours en tenue. Ainsi, tu m'obligeras, si tu le peux, de m'envoyer le plus tôt possible les 4 louis que tu voulais m'envoyer l'autre fois  La poste est le plus court moyen, car j'éprouvai dernièrement pour retirer les fonds les plus grands retards, ne pouvant surtout moi-même aller les chercher à Paris. "

La Ferté-sous-Jouarre (Seine-et-Marne), le 16 fructidor an XIII (3 septembre 1805).

    " Tu seras sans doute surpris de recevoir de moi une lettre datée de La Ferté ; je t'avoue que je ne m'attendais pas, quoique je savais que nous devions incessamment partir de Versailles, à le quitter si tôt. M. Salvaing a peut-être déjà écrit chez lui et t'a annoncé mon départ ; nous allons à Landau sauf de nouveaux ordres qui peuvent nous arriver en route et nous faire prendre une autre direction ; je profite du séjour que nous faisons ici pour t'annoncer mon départ qui me fait assez de plaisir. Je compte que le Régiment entrera incessamment en campagne. Les apprêts que l'on fait, la quantité de troupes que l'on envoie sur les bords du Rhin me font justement présumer une rupture prochaine avec l'Allemagne, et soit que ces apprêts ne soient faits que pour intimider l'Empereur en lui montrant les moyens puissants d'une défense aussi prompte que son attaque peut l'être ; tout me porte à croire qu'il règne peu d'union entre les autres puissances de l'Europe. Une grande quantité de troupes dans la République cisalpine, dans le fonds de l'Italie, des forces considérables sur les côtes de l'Océan, plusieurs régiments qui ont comme nous et en même temps reçu l'ordre de partir pour l'Alsace à journées forcées, autorisent assez mes conjectures.
Ignorant la route que nous aurions à faire, M. Salvaing m'offrit de l'argent ; j'acceptai deux louis dans la crainte de me trouver au dépourvu si le régiment ne demeure pas en garnison à Landau, ce qui pourrait fort bien être ; il ne serait pas étonnant que nous fussions en Hanovre. Tu me feras plaisir d'envoyer à M. Salvaing la somme qu'il a bien voulu me prêter, soit directement, soit par la voie de son père.
Nous reçûmes le 12 l'ordre de partir, le 13 nous couchâmes ce même jour à Clayes en Brie, le 14 à Meaux, le 15 à La Ferté. Le 19, nous devons être rendus à Chalons, le 23 à Verdun, le 25 à Metz, le 27 à Sarreguemines, le 1er complémentaire à Wissembourg et le 2e à Landau. Voilà l'ordre de notre route.

    Adieu mon cher Papa, je cesse de t'écrire n'ayant que peu de temps à moi. "


Perdprunes (Bavière), le 27 vendémiaire an XIV (19 octobre 1805).

                             

" Je t'écris de Perdprunes près de Munich où nous sommes cantonnés depuis cinq jours. Nous passâmes le Rhin à Kehl le 3 de ce mois comme je te l'avais annoncé dans une lettre datée de Strasbourg. Nous avons parcouru environ cent lieues en Allemagne dans la plus grande sécurité. L'infanterie et les troupes légères, qui formaient l'avant-garde, n'ont eu que très peu d'affaires à essuyer. Les Autrichiens préfèrent se rendre que combattre. Il en déserte continuellement et en très grand nombre ; l'on porte jusqu'à ce jour la perte de l'ennemi à 25.000 hommes tant tués que prisonniers, non compris leurs déserteurs . Notre armée a pris Houlm (Ulm) le 23 (a). L'Empereur est avec nous et sa présence donne la plus grande confiance à notre armée. Les succès des Français que les gazettes annonçaient dans la dernière guerre paraissaient des fables, mais la rapidité des nôtres n'en prouve pas peu la possibilité. Si nous n'éprouvons pas plus de difficultés, je ne doute pas de recevoir dans Vienne ta réponse à ma lettre. C'est le but de l'Empereur ; la veille de la prise d'Ulm, il annonça dans une proclamation que le lendemain il en serait maître, et cela fut ; on le prendrait pour un dieu, qui dispose à son gré des villes et des armées.
L'Electeur de Bavière est la principale cause de notre guerre ; chassé de sa capitale par l'Autriche qui avait envahi ses Etats, nous venons nous joindre à lui pour le venger. Ses troupes sont les meilleures de l'Allemagne J'ai traversé l'électorat de Bade, celui de Wurtemberg et la Bavière. J'ai vu les jolies villes de Rastadt, Calseron, passé devant Louisbourg, où réside l'Electeur de Wurtemberg, Donawert, où j'ai passé le Danube, Augsbourg et Munich, d'où je ne suis qu'à trois lieues. Ces deux premières et cette dernière ville sont très jolies, les rues très propres et très larges. Le maréchal Bernadotte nous commande en chef, le général d'Hautpoul commande notre division, et le général (de) Bonardi (de) Saint-Sulpice, premier écuyer de l'Impératrice, commande notre brigade."

(a). Capitulation d'Ulm, le 20 octobre 1805.

Gablis (en Autriche), le 29 brumaire an XIV (20 novembre 1805).

    " Je t'écris de Gablis à 4 lieues de Vienne où je me trouve avec un dépôt. Mon cheval étant malade, je n'ai pu suivre le Régiment, qui, depuis que je l'ai quitté, est à 15 ou 20 lieues au-delà de Vienne. Notre Empereur n'a pas voulu s'arrêter dans Vienne ; il poursuit l'armée ennemie dans la Hongrie. L'Empereur d'Autriche s'est retiré honteusement dans Prague où je crois que le maréchal Bernadotte ne tardera pas de le prendre. L'armée avait déjà fait 50.000 prisonniers à Ulm, savoir à Memmingen, le maréchal Soult, 5.000 hommes, 9 drapeaux et beaucoup de magasins ; Ulm, rendu avec 27.000 prisonniers, 18 généraux, 90 pièces d'artillerie, 3.000 chevaux et 40 drapeaux ; au passage du Pont d'Elchingen par le maréchal Ney, 3.000 prisonniers, un général et plusieurs canons ; aux combats de Langueman, Neresheim et Nordlingen, le prince Murat a pris 6.000 prisonniers, 2.000 chevaux, plusieurs drapeaux, un parc d'artillerie, 3 lieutenants généraux et 7 majors généraux. Voilà les succès devant Ulm. J'ignore le nombre des prisonniers que notre armée a fait dans sa marche depuis Munich jusqu'à Vienne, mais le nombre de morts et de prisonniers russes et autrichiens que nous avons rencontré est prodigieux, et l'on peut l'évaluer au moins à 80.000 hommes ; nous avons peu perdu de monde. L'ennemi n'a pas retardé notre marche d'un jour ; en temps de paix, nous aurions mis autant de temps pour parcourir la même route ; la manière vigoureuse avec laquelle il nous oblige de le poursuivre, abîme nos chevaux. Je suis en arrière du Régiment depuis huit jours ; tu sens combien je dois être affligé de ne pouvoir pas partager la gloire de mes camarades, si toutefois la résistance de l'ennemi nous permet de le combattre, c'est là mon seul chagrin, et sans cette contrariété, la guerre aurait bien plus de douceur pour moi. "

Des environs de Braunau (Bavière), le 14 février 1806.

    " Je me porte très bien et les fatigues de la guerre loin de m'être contraires affermissent ma santé, et je désire que tu te portes toujours aussi bien que moi dans ce moment. Nous sommes cantonnés à environ 12 lieues de Braunau, mais non loin du Danube. Le pays est assez beau et cotoyeux. Les paysans sont très pauvres comme dans tout le reste de l'Autriche ; c'est l'effet d'un régime féodal porté à l'excès et d'un gouvernement despotique. Accablé d'impôts pendant la paix, le peuple supporte seul encore le fléau de la guerre ; il murmure sous le joug de ses maîtres, et les habitants de la partie de l'Autriche où je suis, et qui était la Bavière il y a 25 ans, auraient bien désiré que la guerre les eût réunis à leurs anciens concitoyens. Les Bavarois sont bien moins malheureux. Si jamais j'ai désiré savoir parler une langue, c'est bien dans ce moment, vivant presque isolé dans des hameaux  très écartés, il serait agréable pour moi de pouvoir parler avec les hommes chez qui je suis, ce qui me mettrait en même de connaître leurs usages, leurs mœurs, la manière dont ils cultivent la terre. Je sais seulement demander ce qui m'est nécessaire et c'est bien peu de chose.
Nous attendons incessamment les ordres de départ. Nous irons sans doute à Paris, tel est l'ordre de l'Empereur qui veut y réunir toute son armée aux premiers jours de mai ; peut-être irons-nous de là sur les côtes de l'Angleterre, où nous appelle l'intérêt de la patrie trop longtemps outragée. Nos cuirasses ne nous empêcheront pas de franchir les mers, et la brillante renommée que nous avons acquise à la bataille d'Austerlitz fait regarder notre armée comme capable de tout. Je serai heureux si les circonstances plus favorables que dans cette dernière guerre me mettent en même de donner des preuves de courage ; envahir l'Angleterre est le vœu de l'armée, c'est là le signe de la paix et le terme de nos travaux. "

Rumansfelden (Bavière), le 11 mai 1806.

    " Nous sommes partis le 7 de ce mois de nos cantonnements pour en prendre de nouveaux sur la rive gauche du Danube, à la hauteur de Deckendorf, dans l'intérieur des montagnes qui bordent ce fleuve. Je suis dans le bourg de Rumansfelden à trois lieues de Deckendorf.

J'ai déjà pris quelques notes sur l'Allemagne, mais la différence qui existe dans les patois de l'Allemagne m'empêche de faire des progrès dans cette langue, surtout n'ayant pu nulle part trouver des grammaires allemandes, ce qui m'empêche de pouvoir leur faire des questions souvent nécessaires. Je me borne à observer leurs mœurs et leurs usages. La Bavière est de tous les pays de l'Allemagne que j'ai vus, et le plus riche et le plus beau. On y cultive cependant assez mal la terre ; on l'égratigne seulement avec la charrue, tout au plus de deux à trois pouces de profondeur. On y fait beaucoup de seigle et d'orge, point de millet, peu de blé et d'avoine. Les prairies naturelles n'y sont pas en général très bonnes, mais, en revanche, on y fait beaucoup de trèfle et des vesces. Ce fourrage, mêlé avec de la paille et coupé avec le hache-paille, est la seule nourriture de leurs bestiaux. Ils font bouillir du trèfle haché qu'ils donnent chaud à leurs vaches ce qui, disent-ils, augmente la quantité de leur lait. Le fourrage haché donne bien plus de bénéfice, rien ne se perd ; tout est consommé et une petite quantité suffit. Le foin se hache aussi et se mêle avec la paille. Les Allemands n'ont pas de râteliers, mais des mangeoires en pierre. Les hommes ne travaillent presque pas ; ils sont si fainéants que le moindre Français fait dans un jour l'ouvrage d'un Allemand pour toute la semaine. Les femmes filent du matin au soir du lin, grande production de pays. Les toiles n'y sont pas chères. Le fil s'y blanchit de cette manière : on le fait bouillir dans de l'eau avec du crottin de brebis, de la bouse de vache et de la paille brûlée ; on le retire ensuite, on le met dans du fumier où on le laisse pendant quelque temps, j'ignore combien, on le retire ensuite, et après l'avoir lavé, on l'expose au serein. Les Allemands sont très dévots, prient beaucoup, mais les filles n'y sont pas très vertueuses. "

Schwarzach (a), le 4 août 1806.

    " Le fonds de Lastouzeilles était bon, disait-on. Je suis surpris que la récolte soit mauvaise. Il faut espérer que ce ne sera pas tous les ans de même. Les récoltes sont en général passables en Bavière. Ce pays est extrêmement arrosé et assez fertile. Les prés n'y abondent cependant pas. Aussi ne néglige-t-on rien pour se procurer des fourrages. La grande quantité de bois de sapins procure aux habitants la faculté d'avoir des perches avec lesquelles ils font des palissades autour de leurs champs. Ils n'ont que très peu de haies et encore sont-elles en sapin qu'ils ont soin d'entretenir très bas et très touffus. A l'entour des champs, ils laissent ordinairement une lisière d'environ 7 à 8 pieds de large qu'ils ne labourent pas et qu'ils laissent en prés. Ils laissent même dans l'intérieur des champs dans les endroits un peu creux de semblables lisières qu'ils destinent aux mêmes productions. Voilà comme les habitants des montagnes de la Bavière se procurent des fourrages ; la plaine n'a guère plus de prairies et fait de même. On récolte ici du blé, beaucoup de seigle et de l'avoine, du millet (proprement dit et non du maïs). Le pays est assez agréable ; les montagnes y sont assez fertiles à cause de la quantité de bois qui empêchent les orages d'entraîner les terres dans les fonds. Les plaines, quoique très belles et très vastes en général, n'offrent pas cet aspect riant et varié des plaines de France ; elles sont nues ; point d'abris, quelques touffes de sapins, ou de bois d'aulnes près des rivières sont les seuls arbres que l'on y voit. La moisson est très retardée dans ce pays. On commence seulement à couper les grains et les foins ne sont pas tous rentrés.
Les maisons d'Allemagne sont très commodes, mais on ne peut guère plus sales. La grange seule et la cour annoncent de l'arrangement. Il n'y a point de cheminée, mais de grand poêles qui consomment immensément de bois. Les cuisines sont très petites, carrées sans pavage et se terminent en cône jusqu'au toit, où une petite ouverture sert pour sortir la fumée. Il n'y a jamais de table, les bords de la cheminée en servent. On mange en Allemagne très peu de pain, mais beaucoup de pâtisseries ou pâtes frites et du lait caillé aigre. Maudit pays, où nous sommes les seuls qui y vivions passablement. "

(a). Situé sur les bords du Danube entre Deckendorf et Straubing (en Bavière).

Schwarzach, le 17 août 1806.

    " Quoique je ne puisse pas mettre beaucoup d'ordre dans les détails que je te donne de la Bavière, je vais continuer de t'en donner puisqu'ils t'intéressent.
La religion catholique est celle qui domine. Les églises ne sont pas très grandes, mais elles sont très jolies, bien décorées ; mais, quoiqu'elles n'offrent pas cet aspect majestueux que doit offrir un temple de Dieu, on ne peut s'empêcher de les trouver belles. On y trouve beaucoup d'autels ; il y a des orgues dans toutes, les moindres chapelles en ont. Dans les villages, et près des chapelles isolées, on trouve toujours un maître d'école, qui est organiste. Ils ont sous leurs ordres cinq ou six paysans qui jouent l'un du violon, de la flûte, clarinette, ou sonnent du cor. La moindre messe se célèbre en musique - il n'y a point de chantre ou de lutrin, - les musiciens restent à la tribune des orgues, et une ou plusieurs filles, qui ont été choisies à cause de la douceur de leurs voix, ont seuls le droit de chanter. Le curé dit la messe tout bas, et seulement à haute voix, la première parole de chaque chant. Les prêtres sont costumés comme en France, lorsqu'ils exercent leurs fonctions ; hors de l'église, ils n'ont pas de costume qui leur soit affecté. Des enfants costumés servent la messe. Il n'y a plus de couvents, non seulement en Bavière, mais dans tout le reste de l'Allemagne. Il y a cinq ans qu'ils ont été détruits. Le peuple d'Allemagne est très superstitieux ; les hommes, les femmes et les petits enfants portent sur eux des reliques auxquelles ils attribuent différentes vertus. Les Russes en font de même.
Il vient de nous arriver 120 hommes du dépôt et de très beaux chevaux, ce qui fera que je changerai le mien, quoiqu'il soit très beau et bon, à cause du grand défaut qu'il a de ronger le cuir, ce qui est très incommode en route et dans les bivouacs. Je crois que nous ne tarderons pas à joindre les Prussiens, mais s'ils font somme les Autrichiens, nous aurons peu de peine à les battre. Il en déserte au reste en grande quantité. "

Berlin, le 25 novembre 1806.

    " L'armée prussienne est entièrement défaite, et demain nous partons pour la Pologne. Nous ne nous sommes pas battus dans cette campagne, mais malgré le beau temps, nous avons beaucoup souffert, bivouaquant continuellement depuis le 14 septembre jusqu'au 7 octobre, où nous avons pris le reste de nos ennemis.

Le 14 septembre, deux régiments de la Division se sont battus à Guemack, où nous avons joint l'ennemi ; le 26 (octobre), nous sommes entrés dans Berlin et nous avons poursuivi l'ennemi jusqu'à Lübeck, sur les bords de l'Océan (a) entre l'Elbe et l'Oder, où nous sommes arrivés le 6 novembre ; ce jour, en cet endroit, le maréchal Soult prit 30.000 hommes aux ennemis, reste de leur armée (b) ; les barques étaient prêtes à les recevoir, mais une attaque précipitée empêcha leur fuite ; delà sans nous arrêter, nous sommes revenus aux environs de Berlin, d'où je t'écris après un jour de repos, premier séjour depuis notre départ de la Bavière. L'on peut appliquer à la campagne des Prussiens ce vers du Cid : " et le combat finit faute de combattants."
    La guerre est finie et la paix n'est pas faîte. La Russie s'oppose, dit-on, aux projets de notre Empereur qui veut rétablir en Pologne la forme de son ancien gouvernement. J'ai vu hier l'Empereur à pied et en capote grise coiffé d'un chapeau qui n'avait pas seulement un bord de velours (certes, il était neuf !). "

(a). Lübeck, port situé sur la Mer Baltique.
(b). Les dernières forces prussiennes, 15.000 hommes, déposent les armes, le 7 novembre 1806, à quelques kilomètres au nord de Lübeck.

Vonhorthé, près de Thorn (Pologne), le 25 mars 1807.

    " Je n'ai pas eu le temps de t'écrire plus tôt ; et lors même que j'eusse eu la possibilité de mettre des lettres à la poste, je ne t'aurai pas plus tôt donné de mes nouvelles. Depuis ma dernière lettre du 20 janvier, nous avons poursuivi l'ennemi qui venait troubler notre repos. Le 6 février, nous le battîmes joliment ; mais, certes le 8, nous nous sommes joliment battus en Prusse à Eylau près de Koenigsberg. J'y ai été blessé d'une balle à la cuisse droite en chargeant l'infanterie, la blessure est peu dangereuse ; j'ai voulu attendre ma guérison pour t'annoncer mon mal. On n'a jamais vu une bataille aussi sanglante que celle d'Eylau. Austerlitz n'était qu'un jeu en comparaison. Nous étions environ 40.000 hommes, et les Russes unis aux Prussiens étaient forts d'environ 120.000 hommes (a). Le feu était on ne peut pas plus vif. Il commença à 5 heures du matin, et l'affaire n'a fini qu'avec la nuit. Les cuirassiers ont chargé trois fois, j'ai été blessé à la 2e charge. La victoire nous est restée. Je suis dans ce moment avec un dépôt de blessés aux environs de Thorn, et je compte dans huit jours aller joindre le régiment pour continuer mon service. Le général d'Hautpoul fut blessé à la même affaire d'une balle à la cuisse qui fit fracture ; il est mort le 11 février des suites de sa blessure ; la division a perdu en lui le meilleur général de l'armée. "

 

(a). Le 8 février 1807, à la bataille d'Eylau, Napoléon ne disposait que de 50.000 hommes contre 70.000 hommes. A la tombée de la nuit, 25.000 Russes et peut-être 18.000 Français gisaient sur la neige.

Eylau (Prusse), le 2 juillet 1807.

    " Je profite du moment où un heureux armistice entre la France et la Russie vient de nous donner quelques jours de repos, pour t'annoncer l'espoir que j'ai d'une paix avantageuse et durable. J'ai revu ce champ où je fus blessé, et notre brave division, qui y a essuyé tant de pertes, y goûte aujourd'hui le fruit des succès rapides de notre glorieuse armée. Les Russes étaient venus troubler le repos dont nous jouissions dans nos cantonnements. Le maréchal Ney essuya quelques légers revers ; l'armée a marché ; l'ennemi a fui, mais en brave. Le Régiment est parti le 6 juin des environs de Reden (a) ; le 9, nous avons joint l'ennemi à Guttstadt ; nous avons ce jour-là essuyé pendant quelques heures le feu de leur canon, notre avant-garde seule a donné et s'est rendue maîtresse de la ville. Le 11, nous fûmes à Heilsberg. Le 12, ma blessure, qui n'était pas encore entièrement guérie, ne me permit pas de monter à cheval, ce qui m'empêcha de partager la gloire de mes camarades, qui, par leur sang-froid, ont, après une longue canonnade et sous les ordres du Prince Murat, décidé l'ennemi à abandonner Koenigsberg le 13. Je suivais avec les équipages du Régiment la colonne de droite que commandait notre Empereur. Le 13 (juin), eut lieu la bataille de Friedland (b), où nous avons perdu assez de monde, mais le champ de bataille, où j'ai passé le 14, était couvert des corps morts de nos ennemis ; après cette affaire, la perte de Koenigsberg, l'ennemi ne nous a plus attendus, il s'est retiré de l'autre côté du Niémen. Alexandre a demandé quelques jours de trêve à Napoléon. Ils se sont vus sur le fleuve, se sont parlés et leur entrevue nous donna d'heureuses espérances, qui furent confirmées par l'entrée d'Alexandre à Tilsit, où les deux Empereurs ont établi leur domicile. Le 27 juin, nous avons reçu l'ordre de revenir en arrière pour prendre nos cantonnements dans les environs d'Eylau, où nous sommes arrivés hier. Ma blessure est entièrement guérie, un morceau de drap de mon pantalon qui était resté dans la cuisse empêchait ma guérison. Le colonel a voulu récompenser mon zèle ; avant de partir des cantonnements, pour poursuivre l'ennemi, il m'a nommé maréchal des logis chef, et il vient de faire pour moi la demande de la croix d'honneur. "

(a). Reden, ville située au nord de Thorn, à proximité de la Vistule.
(b). Le 14 juin 1807, la bataille de Friedland, où les Russes perdirent 25.000 hommes.

Vienne, le 18 mai 1809.

    " L'Empereur dans la revue qu'il passa de mon Régiment le 15 au soir à Schoenbrunn nomma quinze officiers pris dans le corps ; je fus un des premiers quoiqu'il fît quelques difficultés à cause de mon peu de service. Il me fallut payer de hardiesse, lui rappeler ma blessure, et j'ai réussi. Cette occasion perdue, j'aurais sans doute longtemps attendu. Le colonel m'a très fort appuyé dans mes réponses à l'Empereur et lui a vanté mes services. J'ai la double satisfaction de passer officier et de l'être dans un Régiment où je suis connu et estimé.

Nous sommes cantonnés dans les faubourgs de Vienne, l'Empereur y est encore. L'ennemi est sur la rive gauche du Danube, on se bat tous les jours. Je ne te dis rien des succès de notre armée. J'ajouterai seulement à cela les succès de la Division où je suis. Nous avons fait pendant six jours le service d'avant-garde et nous avons beaucoup souffert ; nous nous sommes battus tous les jours en attendant l'arrivée de l'armée. Le 21 avril, nous avons eu peu de chose à Landshut. Le 22, nous avons eu un combat sanglant sur le route de Landshut à Ratisbonne. Mon Régiment, qui se trouvait en tête vers les 5 heures du soir, a chargé seul plusieurs régiments de cuirassiers autrichiens, uhlans et hussards, et a pris derrière leur ligne une pièce de canon. La nuit a empêché nos progrès d'autant plus rapides que nous n'avons fait qu'arriver et vaincre. Le 23 (avril), la bataille de Ratisbonne a été sanglante ; nous avons chargé avec impétuosité la cavalerie ennemie, la mêlée a été terrible. Ils ont perdu beaucoup de monde. Nous avons eu plusieurs blessés dans le Régiment. Ma vie a été très exposée ; les courroies, qui tenaient ma cuirasse ayant rompu au moment de la charge, elle s'est détachée sans tomber tout à fait ce qui m'embarrassait beaucoup. J'étais entouré d'ennemis et ce n'est qu'à ma présence d'esprit que j'ai dû mon salut ; l'ennemi nous chargeait sur le flanc. Je l'ai traversé pour me mettre à l'abri et prendre le temps de rattacher ma cuirasse ; j'ai rechargé ensuite.
    Je n'ai aucun autre détail à te faire. Cette journée a assuré les succès de notre armée qui est arrivée à Vienne avant l'armée ennemie ; encore une bataille et l'Autriche est à nous. "

Vienne, le 8 juin 1809.

    " Les terribles détails des deux journées du 21 et 22 mai (a) t'auront, je n'en doute pas causé beaucoup d'inquiétudes sur mon compte ; mais, grâce à Dieu, je suis sorti sain et sauf de ces deux fortes batailles. Le 21, à midi, nous avons passé le Danube sur un pont de bateaux construit à Ebersdorf à deux lieues au-dessous de Vienne ; nous voulions chasser l'ennemi des retranchements qu'il avait faits sur la rive gauche, dont il était le maître. Tout paraissait nous promettre d'heureux succès ; mais le pont ayant été rompu par des moulins et des radeaux chargés de pierres que lançaient les Autrichiens, nous avons manqué de munitions et le 3e corps d'armée sous les ordres du Duc d'Auerstedt (Davout) n'a pas pu passer le Danube, ce qui nous a privés de beaucoup d'artillerie qui nous manquait. Cette journée aurait inévitablement décidé du sort de l'Autriche. Ces différentes contrariétés nous ont obligés de repasser le Danube, ce que nous avons fait dans la nuit du 22 au 23. La perte de l'ennemi a été au moins aussi forte que la nôtre, mais nous n'avons retiré aucun avantage de tant de sang versé. Nos trois divisions de cuirassiers ont beaucoup souffert du canon, ayant été pendant deux jours exposées au feu très vif des batteries ennemies. Le Régiment a perdu 7 officiers et environ une cinquantaine d'hommes et au moins 150 chevaux. Les pertes de la cavalerie légère et de l'infanterie ne sont pas à beaucoup près la moitié si considérable. Jamais l'armée française n'a donné tant de preuves de courage, et au moment de nous retirer, nous avions repoussé vivement l'ennemi. L'Empereur était au milieu de nous ! Depuis ces deux affaires, la cavalerie a été cantonnée sur les frontières de la Hongrie. Nous avons eu le malheur d'avoir notre colonel tué. M. Duclos (de Cahors), homme très doux et aimable, le remplace. Il commence à nous faire apercevoir des avantages du changement. J'espère au premier jour t'annoncer que j'ai eu la Croix d'Honneur ; la demande en a été faite pour
moi. "

(a). Il s'agit de la bataille d'Essling (21-22 mai 1809), qui fut un échec pour l'Empereur. Les Français perdirent 21.000 hommes, les Autrichiens 23.000. Les historiens anglo-saxons donnent à cette bataille le nom d'Aspern.

Vienne, le 20 juillet 1809.

    " J'ai reçu avant hier la lettre du 13 juin qui a mis 26 jours en route. Le retard que mes lettres éprouvent quelquefois à la poste ne doit pas te surprendre. Il est occasionné par les circonstances de la guerre, qui ne permettent pas aux courriers de voyager sur les derrières avec sûreté, et qui les obligent quelquefois à s'arrêter dans des villes dans la crainte d'être pris par des partis ennemis.
Nous avons eu les 5 et 6 une forte bataille (a) sur le même champ de bataille que le 21 et 22 mai ; ce champ de bataille où les Turcs furent entièrement défaits en l'an (1683), d'où nous-mêmes, le 22, nous avons été forcés de nous retirer (j'ose dire en vainqueurs, puisque, si l'ennemi avait osé, notre armée était entièrement détruite et précipitée dans le Danube) ; ce même champ, dis-je, a été le témoin de la bataille la plus grande et la plus mémorable que l'histoire puisse retracer à nos yeux. Vienne a été le témoin de la honte de la maison d'Autriche, et ses campagnes désolées ont été le tombeau de ses soldats. La 2e division de cuirassiers (division St-Sulpice) dans laquelle je suis, a , sous les ordres du Maréchal Masséna, poursuivi l'ennemi jusqu'à Znaïm, où les deux Empereurs ont, le 11 juillet, fait une trêve dont j'ignore la durée. Quelques heures avant la cessation du feu, le 10e et le 11e cuirassiers, que commande le général de brigade Guiton, ont chargé l'ennemi, délivré la division du général St-Cyr, et pris 3.000 hommes de la garde à pied de l'Empereur d'Autriche ; nous avons tué une cinquantaine d'hommes dans la charge, et notre perte est de deux tués et cinq blessés. Nous nous sommes, là comme de coutume, couverts tous d'une nouvelle gloire. J'entre dans les détails de cette affaire pour que tu ajoutes plus de foi aux gazettes que l'on traite souvent d'invéridiques dans les détails de nos succès. L'archiduc Charles est à Vienne depuis le 17 de ce mois, pour traiter avec notre Empereur, tout annonce la paix ; nos troupes se retirent dans l'intérieur de l'Autriche pour cantonner et l'on espère que les hostilités ne recommenceront pas. "

(a). Il s'agit de la célèbre bataille de Wagram (4-6 juillet 1809).

Thionville, le 17 mai 1810

    " Me voici enfin installé dans la triste garnison de Thionville où nous sommes arrivés le 14. J'ignore s'il en est de même dans le midi de la France, mais tout est extrêmement cher ici. Les Français profitent de nos besoins et en mesusent (abusent). On nous fait payer jusqu'à 18 francs, un louis par mois, de loyer d'une chambre modiquement garnie (car il n'y a pas de pavillon pour les officiers à la caserne), et une mauvaise pension coûte de 40 francs à 3 louis par mois. J'ose espérer que nous ne resterons pas longtemps ici ; les localités ne conviennent pas pour la cavalerie et les généraux en ont rendu compte au ministre.

Landshut. Le 22, nous avons eu un combat sanglant sur le route de Landshut à Ratisbonne. Mon Régiment, qui se trouvait en tête vers les 5 heures du soir, a chargé seul plusieurs régiments de cuirassiers autrichiens, uhlans et hussards, et a pris derrière leur ligne une pièce de canon. La nuit a empêché nos progrès d'autant plus rapides que nous n'avons fait qu'arriver et vaincre. Le 23 (avril), la bataille de Ratisbonne a été sanglante ; nous avons chargé avec impétuosité la cavalerie ennemie, la mêlée a été terrible. Ils ont perdu beaucoup de monde. Nous avons eu plusieurs blessés dans le Régiment. Ma vie a été très exposée ; les courroies, qui tenaient ma cuirasse ayant rompu au moment de la charge, elle s'est détachée sans tomber tout à fait ce qui m'embarrassait beaucoup. J'étais entouré d'ennemis et ce n'est qu'à ma présence d'esprit que j'ai dû mon salut ; l'ennemi nous chargeait sur le flanc. Je l'ai traversé pour me mettre à l'abri et prendre le temps de rattacher ma cuirasse ; j'ai rechargé ensuite.
Je n'ai aucun autre détail à te faire. Cette journée a assuré les succès de notre armée qui est arrivée à Vienne avant l'armée ennemie ; encore une bataille et l'Autriche est à nous. "

Vienne, le 8 juin 1809.

    " Les terribles détails des deux journées du 21 et 22 mai (a) t'auront, je n'en doute pas causé beaucoup d'inquiétudes sur mon compte ; mais, grâce à Dieu, je suis sorti sain et sauf de ces deux fortes batailles. Le 21, à midi, nous avons passé le Danube sur un pont de bateaux construit à Ebersdorf à deux lieues au-dessous de Vienne ; nous voulions chasser l'ennemi des retranchements qu'il avait faits sur la rive gauche, dont il était le maître. Tout paraissait nous promettre d'heureux succès ; mais le pont ayant été rompu par des moulins et des radeaux chargés de pierres que lançaient les Autrichiens, nous avons manqué de munitions et le 3e corps d'armée sous les ordres du Duc d'Auerstedt (Davout) n'a pas pu passer le Danube, ce qui nous a privés de beaucoup d'artillerie qui nous manquait. Cette journée aurait inévitablement décidé du sort de l'Autriche. Ces différentes contrariétés nous ont obligés de repasser le Danube, ce que nous avons fait dans la nuit du 22 au 23. La perte de l'ennemi a été au moins aussi forte que la nôtre, mais nous n'avons retiré aucun avantage de tant de sang versé. Nos trois divisions de cuirassiers ont beaucoup souffert du canon, ayant été pendant deux jours exposées au feu très vif des batteries ennemies. Le Régiment a perdu 7 officiers et environ une cinquantaine d'hommes et au moins 150 chevaux. Les pertes de la cavalerie légère et de l'infanterie ne sont pas à beaucoup près la moitié si considérable. Jamais l'armée française n'a donné tant de preuves de courage, et au moment de nous retirer, nous avions repoussé vivement l'ennemi. L'Empereur était au milieu de nous ! Depuis ces deux affaires, la cavalerie a été cantonnée sur les frontières de la Hongrie. Nous avons eu le malheur d'avoir notre colonel tué. M. Duclos (de Cahors), homme très doux et aimable, le remplace. Il commence à nous faire apercevoir des avantages du changement. J'espère au premier jour t'annoncer que j'ai eu la Croix d'Honneur ; la demande en a été faite pour
moi. "

(a). Il s'agit de la bataille d'Essling (21-22 mai 1809), qui fut un échec pour l'Empereur. Les Français perdirent 21.000 hommes, les Autrichiens 23.000. Les historiens anglo-saxons donnent à cette bataille le nom d'Aspern.

Vienne, le 20 juillet 1809.

    " J'ai reçu avant hier la lettre du 13 juin qui a mis 26 jours en route. Le retard que mes lettres éprouvent quelquefois à la poste ne doit pas te surprendre. Il est occasionné par les circonstances de la guerre, qui ne permettent pas aux courriers de voyager sur les derrières avec sûreté, et qui les obligent quelquefois à s'arrêter dans des villes dans la crainte d'être pris par des partis ennemis.
Nous avons eu les 5 et 6 une forte bataille (a) sur le même champ de bataille que le 21 et 22 mai ; ce champ de bataille où les Turcs furent entièrement défaits en l'an (1683), d'où nous-mêmes, le 22, nous avons été forcés de nous retirer (j'ose dire en vainqueurs, puisque, si l'ennemi avait osé, notre armée était entièrement détruite et précipitée dans le Danube) ; ce même champ, dis-je, a été le témoin de la bataille la plus grande et la plus mémorable que l'histoire puisse retracer à nos yeux. Vienne a été le témoin de la honte de la maison d'Autriche, et ses campagnes désolées ont été le tombeau de ses soldats. La 2e division de cuirassiers (division St-Sulpice) dans laquelle je suis, a , sous les ordres du Maréchal Masséna, poursuivi l'ennemi jusqu'à Znaïm, où les deux Empereurs ont, le 11 juillet, fait une trêve dont j'ignore la durée. Quelques heures avant la cessation du feu, le 10e et le 11e cuirassiers, que commande le général de brigade Guiton, ont chargé l'ennemi, délivré la division du général St-Cyr, et pris 3.000 hommes de la garde à pied de l'Empereur d'Autriche ; nous avons tué une cinquantaine d'hommes dans la charge, et notre perte est de deux tués et cinq blessés. Nous nous sommes, là comme de coutume, couverts tous d'une nouvelle gloire. J'entre dans les détails de cette affaire pour que tu ajoutes plus de foi aux gazettes que l'on traite souvent d'invéridiques dans les détails de nos succès. L'archiduc Charles est à Vienne depuis le 17 de ce mois, pour traiter avec notre Empereur, tout annonce la paix ; nos troupes se retirent dans l'intérieur de l'Autriche pour cantonner et l'on espère que les hostilités ne recommenceront pas. "

(a). Il s'agit de la célèbre bataille de Wagram (4-6 juillet 1809).

Thionville, le 17 mai 1810

    " Me voici enfin installé dans la triste garnison de Thionville où nous sommes arrivés le 14. J'ignore s'il en est de même dans le midi de la France, mais tout est extrêmement cher ici. Les Français profitent de nos besoins et en mesusent (abusent). On nous fait payer jusqu'à 18 francs, un louis par mois, de loyer d'une chambre modiquement garnie (car il n'y a pas de pavillon pour les officiers à la caserne), et une mauvaise pension coûte de 40 francs à 3 louis par mois. J'ose espérer que nous ne resterons pas longtemps ici ; les localités ne conviennent pas pour la cavalerie et les généraux en ont rendu compte au ministre.

Nous sommes mis sur le pied de paix, ce qui nous fait présumer que nous n'irons pas en Espagne, ce dont je suis assez fâché pour mon compte particulier, car cela retarde mon avancement et m'oblige à faire des dépenses considérables pour acheter le grand équipement de mon cheval que l'on exige en garnison, et qui coûte environ 400 francs. J'ai besoin en outre d'acheter un casque d'officier qui coûte à Paris 180 francs, une épée et plusieurs autres objets dont nous n'avions pas besoin en campagne, où le colonel nous permettait de nous servir des casques de troupe, brides, housses… J'entre dans tous ces détails pour te faire voir les besoins où je me trouve dans ce moment et que j'évalue de 6 à 700 francs. Je ne parle pas de ce qu'il m'en coûtera pour mon habillement qu'il me faut presque entièrement renouveler, espérant que près d'une année d'appointements qui me sont dus comme légionnaire pourront parer à ces frais. Je te prie, mon cher papa, de m'envoyer ce que tu pourras par la voie la plus prompte. "

Bonn, le 8 novembre 1811.

Ma chère Maman,

    " Nous avons passé avant hier 6 du courant la revue de l'Empereur. Je comptais y avoir de l'avancement, si l'on avait formé le 5e escadron, comme nous l'espérions ; mais, nous avons été trompés dans notre attente, ce qui fait que je ne suis encore que sous-lieutenant. J'ai eu cependant à me plaindre de mon colonel et je lui en ai vivement témoigné mon mécontentement. Voici le fait : il y avait quatre lieutenances vacantes, me trouvant le cinquième sous-lieutenant, je n'avais rien à espérer ; mais, pour quelques raisons particulières, le colonel jugea à propos de passer le tour du second sous-lieutenant et de faire nommer lieutenant à sa place un officier moins ancien que moi. J'avais droit de réclamer et je le fis ; mais, incertain sur le parti que j'avais à prendre, j'hésitai et n'arrivai près du colonel que lorsque l'Empereur était à passer la revue d'un autre corps. Je demandai alors ma démission (tu sens que cette démarche me coûtait un peu, connaissant combien je tiens à l'état militaire) ; quoique le bonheur d'être près d'une mère et de parents chéris ne puisse être mis en comparaison avec les légers agacements mêlés d'épines que nous offre notre état ; le colonel me demanda ce qui me portait à faire cette démarche. Je ne lui cachai point que c'était l'indignation que m'inspirait son injustice, et que je ne me serai pas attendu à cela de sa part ; que mon ancienneté me donnait des droits au grade qu'il venait de donner à cet officier. Alors, le colonel m'assura que c'était par erreur que cela était arrivé, et qu'étant un peu troublé, il n'avait pas songé à moi, que cet officier étant alors devant lui, avait été plus présent à sa pensée, et qu'il l'avait nommé. Il me fit même voir ses états de proposition où j'étais porté. Alors, lui dis-je, puisque c'est par erreur, il vous faut la réparer. Il me dit alors qu'il ne pouvait rien dans le moment, que je pouvais compter sur ses bonnes intentions, et que si je croyais obtenir quelque chose de l'Empereur, je n'avais qu'à aller lui parler. J'y fus, mais il était de mauvaise humeur, ce qui m'arrêta un moment. Cependant, j'exposais mes raisons au général Nansouty, qui me présenta au Prince de Wagram (Berthier), qui m'écouta avec beaucoup d'aménité, et me fit entendre que je ferais bien de ne pas parler à l'Empereur qui était dans ses mauvais moments. Il me donna plusieurs autres raisons très valables, auxquelles je me rendis, et j'allais le quitter lorsqu'il me rappela. Il me dit, mon cher ami, vous venez réclamer auprès de l'Empereur sans votre colonel ; il pourra croire qu'il a des raisons à votre désavantage qui l'empêchent de vous promouvoir à ce grade ; allez chercher votre colonel et nous tâcherons d'arranger cela, ce sont les paroles du maréchal Berthier. Je l'avais fait sourire lorsque je lui dis, que peu m'importerait d'être fait lieutenant un ou deux ans plus tard, si je bornais là mon avancement, mais que me sentant assez de mérite pour parvenir à des grades supérieurs, j'osais porter mes prétentions plus haut… Voilà tout, mes yeux pleins de colère et d'indignation, la force de ma raison disposant le prince en ma faveur et dans un moment plus favorable, il m'aurait beaucoup servi. Il y a des hommes favorisés, à qui la fortune sourit ; mais, tu sais, ma bonne maman, que malheureusement, je ne suis pas de ce nombre. Je fus de suite trouvé le colonel pour l'engager à venir avec moi parler à l'Empereur, mais craignant ses reproches, il me pria d'en rester là, et me donna sa parole
d'honneur que le premier emploi vacant serait pour moi et que par la suite il me dédommagerait du tort que me faisait son erreur. Je cédai à ses désirs, convaincu de la franchise de ses discours. Voilà tout. L'espoir me reste. La certitude de n'être pas exposé à un nouvel oubli, est, tu le vois, le seul fruit de ma démarche.
Adieu, ma bonne maman, je te quitte; adieu, reçois mes tendres embrassades, et aime toujours un fils qui chérit en toi la plus tendre des mères. "

Des environs de Koenigsberg (Prusse Orientale), le 12 juin 1812.

Ma chère maman,

    " J'ai été ces jours-ci envoyé en mission à Dantzig, d'où je me proposais de t'écrire, mais, j'ai eu tant à courir dans cette ville que je n'ai pas eu le temps de le faire ; d'ailleurs, le prompt départ du Régiment me pressait, et je n'ai pu y séjourner le temps que j'aurais désiré pour voir les fortifications et le port. Je profite aussi du peu de moments que j'ai dans ce moment pour t'écrire de mon cantonnement, afin de pouvoir remettre demain ma lettre à la poste en passant à Koenigsberg. Tu peux compter, ma bonne maman, que je vous écrirai le plus souvent que je le pourrai pour vous tranquilliser sur mon sort.
La guerre est enfin déclarée, et j'espère que sous peu de jours, nous aurons le plaisir de joindre les Russes. Notre armée est des plus nombreuses ; nous avons plus de 600 bouches à feu, et notre division forte de trois régiments de cuirassiers et d'un de lanciers à 12 pièces de campagne ; ceux qui oseront nous résister n'auront pas beau jeu. La Pologne russe (est) prête à se soulever contre leurs anciens usurpateurs (les Russes) ; déjà, leurs officiers désertent l'armée ennemie ; tout nous promet les plus brillants succès. "

Du bivouac près de Ghyat, le 2 septembre 1812.

" Nous sommes dans ce moment à 35 lieues environ de Moscou. Nous avons eu quelques combats, mais, nous n'avons dans notre division de cuirassiers perdu que quelques chevaux par le boulet. Nous espérons sous peu de jours le terme de nos fatigues ; l'armée de gauche sous les ordres du maréchal Macdonald est peut-être dans ce moment à Saint-Pétersbourg. Les manœuvres de l'Empereur ont dispersé l'armée russe de manière à la mettre hors d'état d'accepter une bataille rangée. Je t'écrirai dès notre arrivée à Moscou.
    L'Empereur a refusé la paix que les Russes nous ont plusieurs fois offerte, ne voulant traiter que dans cette capitale. L'ennemi brûle et ravage tous les villages qu'il est forcé de nous abandonner, ce qui nous fait éprouver des privations, mais certes, elles sont au-dessous de la constance et du courage de notre armée. "

Du bivouac en avant de Moscou, le 20 septembre 1812.

    " Je ne t'écrirai que deux lignes. Je me bornerai seulement à te dire que nous sommes entrés à Moscou le 14, sans avoir eu de fort combat devant le capitale que l'ennemi a évacuée, je puis dire en désordre. Depuis cette époque, nous sommes autour de cette capitale à deux ou trois lieues de distance, et nous y envoyons piller les ressources que les flammes n'ont pas consumées. Les Russes n'ont même pas épargné cette ville, elle brûle encore depuis notre arrivée. Ces Barbares ont donné trois millions à une compagnie d'incendiaires pour y mettre le feu après notre arrivée ; une quarantaine de ces scélérats ont été arrêtés et mis à mort. Les Français, émigrés ou autres, qui se trouvaient à Moscou, ont été très maltraités par les russes avant notre arrivée. Nous ignorons quelle sera notre destinée, mais il paraît que nous poursuivrons l'ennemi jusque sur la rive gauche de la Volga, et que nous établirons une ligne sur la rive droite pour prendre nos quartiers d'hiver et recommencer la campagne l'été prochain.
Nous eûmes une forte affaire le 7 devant Mozaïque (a). Cette journée a coûté 10.000 morts à l'ennemi, notre perte en morts a été peu de chose, mais beaucoup de blessés. L'ennemi était dans des retranchements qui se succédaient. Je ne pus pas m'y trouver ayant l'avant-veille reçu devant ces mêmes redoutes un boulet qui déchira mes habits, froissa ma cuirasse et me renversa de cheval. J'en ai été quitte pour une contusion, qui m'a seulement empêché de mettre ma cuirasse et ne m'a fait souffrir que quelques jours. Je vais mieux maintenant et j'ai repris mon service. La prise de Moscou a coûté plus de 40.000 hommes à l'ennemi. (b) "

(a). Il s'agit de Mojaïsk.
(b). La bataille de la Moskowa ou de Borodino (7 septembre 1812) a coûté 30.000 hommes aux Français et 50.000 hommes aux Russes.

Mojaïsk (Russie), le 6 octobre 1812.

Ma chère Maman,

    " Je profite de mon séjour ici pour t'écrire. J'ai été envoyé par mon colonel au dépôt de la division et j'ai été désigné par le Général pour le commander, ce qui me donne beaucoup d'ouvrages et de soins. Depuis Moscou jusqu'ici, mon détachement a été très exposé, nous étions cependant 200 hommes ; mais, cette route est couverte de Cosaques, et le cantonnement que j'occupe en est rempli, ce qui m'oblige à me garder. Nos dangers sont bien plus grands que ceux que l'on court en Espagne ; aussi, tous ceux qui y ont fait la guerre regrettent ce pays où leurs privations étaient bien moins grandes, car, ce n'est qu'à force armée que nous pouvons ici nous procurer des vivres que nous allons arracher aux ennemis. Les villes et les villages sont déserts. Mojaïsk est à 25 lieues de Moscou sur la route de Smolensk, à cette capitale. Mon départ du Régiment retardera sans doute l'arrivée de vos lettres ; cependant, jusqu'à nouvel avis, il faudra continuer de les adresser au Régiment, où j'ai chargé quelqu'un de me les faire parvenir. L'armée russe est dispersée. Notre Empereur est trop indigné de la conduite de l'ennemi pour lui faire grâce, ce qui retardera la paix sur laquelle nous comptions tous à Moscou, que nous regardions comme nos colonnes d'Hercule.
Je pense que, lorsque tu recevras ma lettre, les froids seront moins rigoureux qu'ils ne le sont ici maintenant ; cependant, notre sûreté nous oblige à bivouaquer encore, malgré la pluie et le froid. J'ai couché constamment habillé depuis le passage du Niémen, juge comme nous devons être équipés !
Adieu, ma bonne mère, écris-moi plus souvent que tu ne fais et aime toujours un fils qui t'embrasse et à qui tu es bien chère. "

Braunschweig (Brunswick), le 12 février 1813.

Ma chère Maman,

    " Nous avons beaucoup souffert dans notre retraite ; le froid et la faim plus cruels que le fer de nos ennemis nous ont fait perdre beaucoup de monde ; mais, je dois dire à la honte des Russes qu'ils n'ont pas su profiter de nos désavantages. Ils ne nous ont pas poursuivis assez vigoureusement, et c'est la cause de leur prochaine perte. Notre armée est ralliée, elle tient la ligne sur les bords de la Vistule ; notre cavalerie ne tardera pas à être sur un pied important, et nous serons bientôt en même de chasser nos ennemis de la Prusse.

J'ai perdu tous mes chevaux et mes effets dans la retraite. J'avais, comme je te l'ai écrit, été envoyé au dépôt de Mojaïsk ; de là, je vins avec tous les dépôts de cavalerie à Gorki près du Dniepr ; au passage de ce fleuve, les Cosaques chargèrent nos bagages et me prirent une voiture, trois chevaux et tous mes effets que j'y avais dessus, car, ayant eu une alerte au moment du départ, je n'eus pas le temps de mettre mes portemanteaux sur mes chevaux de selle. J'avais, à cette époque, perdu près de Smolensk, un cheval que j'avais été obligé d'abandonner étant trop fatigué. Il m'en restait encore deux, ils étaient hors d'état de pouvoir aller et je me vis encore contraint d'en abandonner un et je vendis l'autre trois louis (c'était une très belle jument russe que j'avais achetée cinq louis). J'avais déjà perdu tous mes chevaux et pour plus de trente louis d'effets, lorsque j'arrivais à Elbing, où j'avais laissé en partant pour l'armée tout ce que j'avais de meilleur en habits et en linge ; mais, mon portemanteau avait été pillé dans les magasins, et je n'y retrouvai que quelques livres. Je comptais cependant beaucoup sur ces effets, car j'étais presque nu et je n'avais pas pu changer de chemise depuis plus d'un mois.  J'écrivis au papa de cette ville une lettre en date du 26 décembre. J'ignore ce que je lui marquai. J'avais une fièvre très forte dont j'avais commencé à être attaqué à Koenigsberg, qui m'empêchait de lier mes idées. Je sentais même parfois que mon esprit divaguait. C'était le caractère de toutes les fièvres qui régnait alors ; heureusement que je ne fus malade que peu de jours. La Providence, qui avait veillé sur mes jours jusqu'alors, permit que le traitement que je fis, quoique constamment en route, m'ait promptement guéri.
    Tu me demandes par quelle voie vous pourrez m'envoyer de l'argent, la seule, la plus prompte, c'est par la poste, ou, en m'adressant du papier sur Paris, que je pourrais négocier ci. Il ne faut pas pour cela compter sur M. Delessart, car ayant eu la caisse du Régiment prise par les Cosaques, il n'existe plus d'argent aux escadrons de guerre ; aussi, sommes-nous dans l'impossibilité de nous équiper, attendu qu'il nous est dû par le gouvernement nos chevaux et notre équipement perdus. "

Kemberg (aux environs de Wittemberg), le 19 mars 1813.

    " Je suis parti de Braunschweig (Brunswick), où se réorganise la cavalerie le 25 février avec une compagnie dont on m'a fait l'honneur de me confier le commandement pour joindre l'armée active ; tout le reste du Régiment est resté dans cette ville pour y attendre des armes qui nous manquent et des chevaux (il y est cependant resté une centaine d'hommes montés et beaucoup à pied). Je fus autorisé, n'ayant pas de cheval, d'en prendre un de la troupe ; si j'en suis content, je serai le maître de le garder en remboursant le prix des remontes. Il me fallut cependant un second cheval, ce qui ne m'embarrassa pas peu, me trouvant sans argent. Je fus obligé d'en acheter un polonais à l'artiste du Régiment qui me coûta cent écus. Ce prix t'étonnera, mais, je dois te dire aussi qu'il n'a pas la taille requise ; il n'a guère que 4 pieds 6 pouces, ce dont je suis bien fâché, car il est d'une vivacité et d'une bonté à l'épreuve ; mais, malheureusement trop faible, aussi ne convient-il bien que pour porter  mes équipages.
Je suis depuis plusieurs jours dans un village très bien logé, près de Kemberg aux environs de Wittemberg. Nos troupes bordent l'Elbe, l'ennemi est sur la rive droite de ce fleuve ; nous sommes maîtres des forteresses, et il est probable que l'ennemi ne tentera pas de le passer sur le point où je suis, où se trouve une grande quantité de cavalerie. On dit même qu'ils portent leurs forces du côté de Magdebourg ; je suis plus que persuadé qu'il ne passera pas ce fleuve ; notre armée augmente tous les jours. Heureusement pour nous que l'ennemi n'a pas su profiter de l'exemple que lui donnaient les fautes commises par d'autres nations. Si les Autrichiens firent une grande faute en ne jetant pas notre armée dans le Danube à Essling, les Russes en ont faite une plus grande en ne nous poursuivant pas plus vigoureusement qu'ils ne l'ont fait pendant notre retraite ; elle est impardonnable. Ils ont donné à une armée affaiblie, par les pertes que le climat trop rigoureux lui avait fait éprouver, le temps de se réunir, et le temps d'augmenter promptement ses forces, puisque nous sommes plus rapprochés de nos frontières ; c'est l'arrêt de la perte de l'ennemi, tandis que, s'il avait su profiter de nos malheurs, il nous aurait forcés à repasser le Rhin. "

Dresde, le 9 mai 1813.

Ma chère Maman,

    " Les journaux t'auront déjà instruite de nos succès. Je relate en peu de mots notre journal depuis le 1er jour d'attaque.
Nous étions depuis plusieurs jours sur la rive gauche de la Saale, l'ennemi occupait l'autre rive. Le 29 avril, le maréchal Macdonald attaqua, prit Mersebourg d'assaut, fit 500 prisonniers et passa la Saale. Le 30, rien de remarquable : la cavalerie passa la rivière. Le 1er (mai), l'Empereur avec le corps du Maréchal Ney, poussa la gauche de l'ennemi jusque près de Lützen. Le Maréchal Bessières y fut malheureusement tué d'un boulet près de Weissenfelds. Je dis malheureusement, car, ce jour-là, il n'y eut que 3 Français de tués et qu'il fût du nombre.
Le 2 mai (1813), le général Lauriston, qui s'était rendu maître de Halle, marcha sur la rive droite de l'Elster jusqu'à Leipzig. Nous étions au centre de l'armée sous les ordres du vice-roi (Eugène de Beauharnais), et de Weissenfelds, nous chassâmes l'ennemi jusqu'à Leipzig, sans qu'il fît beaucoup de résistance. Notre droite, où était l'Empereur, ne bougeait pas. Vers midi, le roi de Prusse et l'empereur Alexandre, qui commandaient en personne, attaquèrent vigoureusement notre droite. Notre armée de gauche se porta alors sur ce point, l'ennemi, qui comptait sur notre faiblesse, se trouva entre deux feux dans la direction de Pegau ayant une rivière à dos. C'est là qu'il passa la Saale ; sa retraite commença à une heure après-midi pour les bagages, et l'armée passa en déroute vers les 5 heures. Le lendemain, nous passâmes l'Elster à Pegau, et nous n'avons eu qu'à poursuivre un ennemi découragé, trompé dans ses espérances jusqu'à Dresde, où nous sommes arrivés hier 8 mai vers les dix heures du matin. Nous comptons sous peu y passer l'Elbe pour continuer de poursuivre l'ennemi. Le champ de bataille de Lützen, déjà célèbre par la mort de Gustave Adolphe, acquiert une nouvelle célébrité par la honte de nos ennemis et notre gloire. Notre infanterie s'y est particulièrement distinguée ; le plus grand courage l'anime ; elle a osé plusieurs fois se précipiter à la baïonnette sur la cavalerie russe, et l'a toujours fait avec succès. Le 2 mai, l'ennemi perdit près de 3.000 prisonniers, et eut beaucoup de tués ; nos pertes furent de bien inférieures. Le maréchal Ney, qui, depuis quelques jours, a déjà passé l'Elbe à Wittemberg, se dirige sur Dresde en marchant sur la rive droite, pour tourner les positions de l'ennemi. La mésintelligence règne entre les Russes et les Prussiens qui se rejettent les uns sur les autres la cause de leurs désavantages. Je présume que le maréchal Davout, qui aura passé l'Elbe à Magdebourg, est déjà peut-être à Berlin. Il règne autant de désordre dans l'armée ennemie qu'il en régnait parmi nous dans la retraite de Moscou. Je pense qu'à la fin du mois, nous serons sur les bords de l'Oder.

Jamais campagne ne fut commencée sous de plus tristes auspices. Jamais une armée n'eut de plus brillants succès et ne montra plus de patriotisme que la nôtre. Je me flatte que pas un Russe ne rentrera dans ses affreux climats. "

Près de Kirchberg (a), le 20 novembre1813.

    "Les temps ont bien changé. La conduite perfide de l'Autriche a fait nos malheurs. Nous avons perdu dans un jour le fruit de huit ans de victoire. Nous osons espérer que les circonstances prouveront sous peu que l'on ne se joue pas en vain d'une nation belliqueuse. Vaincues par la rigueur des froids de la Russie, nos armées s'étaient à peine remises sur le pied imposant qu'elles avaient jadis. L'ennemi avait dans les plaines de Lützen succombé sous nos efforts. La Saxe ne comptait plus d'ennemis sur son territoire ; tout nous promettait une paix avantageuse, lorsque l'Autriche, à qui notre Empereur avait daigné deux fois pardonner, fuyant les avantages d'une alliance d'autant plus avantageuse pour elle, qu'elle aurait en épargnant le sang de ses sujets obtenu presque tous les pays que nous lui avions conquis, a préféré les avantages incertains d'une coalition déshonorante. Elle seule a voulu la guerre avec acharnement. Les Prussiens, qui avaient plus sujet de se plaindre étant plus raisonnables qu'eux, et les Russes auraient aisément consenti à tout ; cette puissance est trop éloignée de nous pour que nous puissions nous nuire, et qu'aucun intérêt puisse nous porter à le faire.
Les batailles des 16 et 18 octobre (1813) furent terribles (b). L'ennemi perdit peut-être plus que nous ; mais, que pouvaient 200.000 Français contre une armée trois fois plus forte. Résister à l'ennemi, nous l'avons fait sans désavantage. Il fallait se retirer pour rentrer en ligne, étant menacés sur nos flancs par la Bavière qui, cédant aux sollicitations de l'ennemi, venait, pour conserver son territoire, de se prononcer contre nous. Notre Empereur n'a fait qu'une faute, c'est de ne pas plus tôt effectuer sa retraite ; dès la rupture de la trêve, il devait prévoir ce qui lui est arrivé. Il devait abandonner les Etats de son malheureux ami le Roi de Saxe ; il eut épargné bien des maux à son pays ; il eut évité deux batailles qui lui ont coûté par le feu et les marches préparatoires presque toute sa cavalerie, dont la retraite longue et pénible a presque consumé les restes. Le corps de cavalerie où je suis, a beaucoup souffert, étant chargé de soutenir la retraite ; nous formions absolument l'arrière-garde de l'armée ; tous les jours, nous voyons l'ennemi, tous les jours, nous étions à cheval depuis les deux ou trois heures du matin jusqu'à la nuit ; obligés de faire marcher devant nous, nos chevaux et nos bagages, nous les avons presque tous perdus, soit par la fuite de nos domestiques, soit qu'ils aient été pris par les Cosaques, qui harcelaient nos flancs. Mon domestique, qui était Silésien, s'est enfui avec deux de mes chevaux et tous mes effets, ne me laissant pas seulement une chemise pour changer ; je n'ai conservé que ce que je portais sur moi et un cheval que j'avais acheté le jour de l'affaire à un officier endetté, le mien s'étant abattu dans la charge et ayant été perdu pour quelques heures ; ce cheval fut repris à l'ennemi et m'est aussi conservé ; il n'est pas très fort. J'ai encore conservé une jument de prise russe, que j'avait donnée à monter à mon maréchal (des logis). Quoique je doive être résigné à toutes ces pertes, je n'ai pas appris sans peine celle d'un cheval vrai cosaque, trop petit cependant pour mon arme et que j'avais acheté à Brunswick. Il était si bon, si vif, si robuste. Je regrette surtout parmi mes effets, tous mes papiers et un billet de cent écus qui était dans mon portefeuille et provenant du billet de 600 francs que tu m'avais envoyé et que j'avais cédé à un officier du Régiment qui a été tué le 18 octobre (1813), ce qui m'ôte tout espoir de recevoir cette somme qu'il me devait encore, car, tout ce qu'il avait, a été perdu, et que sa femme est sans ressource aucune. Je ne savais que trop, que le moyen le plus sûr et les moins coûteux pour faire parvenir de l'argent en pays ennemi, c'est par la poste, car les frais de change sont ruineux.
Je dois rendre grâce à la Providence d'avoir conservé mes jours dans ces deux sanglantes journées et dans la retraite. Après avoir souffert cruellement, depuis les 9 heures du matin jusque vers les deux heures après-midi (le 16 octobre), de la canonnade ennemie, sous laquelle nous étions en position, on nous ordonna de charger sur les pièces et la cavalerie qui les protégeait ; nous avions perdu déjà beaucoup de chevaux, ce qui nécessairement nous privait de beaucoup d'hommes ; la charge fut vigoureuse et plus belle que je n'osais l'espérer de nos jeunes soldats. L'ennemi fut repoussé derrière un marais, où, ce qui ne put pas passer par un étroit défilé, fut précipité ; nous avions pris huit pièces de canons que nous ramenâmes. Comme nous nous retirions pour nous rallier, l'ennemi repassa le défilé ; nous le rechargeâmes de nouveau ; le marais nous arrêtait ; l'ennemi profita de notre incertitude pour nous charger à son tour. Nous étions à un quart de lieue de nos lignes. Il fallait revenir et nos chevaux d'une nature inférieure à ceux de nos ennemis n'en avaient, ni la souplesse, ni la rapidité. Nous nous replions sur nos forces. J'étais en avant, car j'avais pressé fortement mon cheval dans la charge, et j'étais mal monté ; en revenant, je me trouvais des derniers et près à tomber entre les mains de l'ennemi. Je me vis contraint de forcer de nouveau mon cheval, qui, près d'arriver sur nos lignes, et au moment où l'ennemi se mêlait avec nous, fit la culbute et me renversa sous lui ; j'en eusse sans doute été la victime, si je ne me fusse pas promptement dégagé des étriers et sauvé à la faveur d'un fossé qui se trouvait devant, que je franchis aisément à pied, et que les Autrichiens et les Russes n'osèrent passer, attendu qu'il était trop près des troupes qui nous soutenaient, et dans lequel ils craignirent d'être culbutés, s'ils l'avaient franchi. Je pris un nouveau cheval sur le champ de bataille, ayant perdu momentanément celui que je montais, car je crois t'avoir dit plus haut qu'il fût ensuite repris sur l'ennemi. Il m'en coûta 80 francs pour le ravoir d'un cavalier d'une autre régiment qui l'avait ramené ; c'est là le premier profit de la journée ! N'osant plus compter sur ce cheval pour une affaire, je me vois forcé d'en acheter un autre, car celui que j'avais reçu du Régiment en dédommagement de ceux  perdus en Russie, boitait et était entre les mains de mon domestique. Ce second cheval me servit bien le 18 (octobre). Il est bon, mais trop jeune car il n'a que six ans. Je fus très content de lui dans les charges que nous fîmes sur la cavalerie, l'infanterie et les pièces ce jour-là où nous commençâmes notre retraite.

Les Saxons nous abandonnaient ; leur fidèle, mais malheureux roi, espérait sans doute un meilleur traitement de nos ennemis. Il se refusa de suivre notre Empereur, qui voulait l'engager à venir en France, et qui, d'après son refus, congédia le reste des troupes saxonnes qui étaient encore avec nos armées, présumant sans doute que les puissances coalisées ménageraient et traiteraient comme ami, un prince qui avait déposé, non seulement les armes, mais qui comptait plusieurs de ses soldats rangés sous leurs drapeaux. Cependant, le roi de Saxe, qui était resté à Leipzig, où il devait tout espérer de la clémence et de la générosité de nos ennemis, a été indignement conduit à Berlin comme prisonnier et ses Etats sont traités en pays conquis. Que devons-nous attendre de ces puissances coalisées de qui la cupidité est le seul moteur et qui couvrent la lâcheté de leur conduite du projet vain d'une juste vengeance nécessaire pour assurer le bonheur des peuples de l'Europe. Leur conduite, à notre égard, au commencement de la Révolution, nous prouve assez que le principal but est non seulement de nous affaiblir, mais de démembrer notre Empire, s'ils en avaient la force.
    La Saxe se trouve enclavée entre la Prusse et les Etats d'Autriche ; c'est le plus beau et le plus fertile pays de l'Allemagne et sera sans doute partagée entre ces deux Souverains. Je frémis même pour la Bavière, qui s'est prononcée contre nous, si l'Autriche balance un jour par sa force notre puissance. Je me tais sur la conduite de la Suède de qui les intérêts devraient être plus intimement liés avec ceux de la France qu'avec ceux de la Russie et de la Prusse, qui, depuis Gustave-Adolphe, n'ont cessé de diminuer l'étendue de leur Royaume. L'on assure que les opérations des Turcs, qui font des progrès en Serbie et en Russie, ont obligé ces derniers à retirer de cette armée une partie de leurs forces.
    Mais, je te parle un peu longuement de ce que tu as sans doute appris par les journaux. Je t'avais marqué dans ma lette écrite le 4 (novembre) de Mayence que je comptais aller à Thionville ; nous n'avons pas encore reçu à cet égard des ordres supérieurs : mais, je crois y rentrer sous peu de jours, car il ne doit rester sur la ligne qu'un capitaine du Régiment. Nous sommes cantonnés aux environs de Kreutznach ; l'infanterie tient la ligne. "

(a). Kirchberg est situé entre Trèves et Mayence (Rhénanie-Palatinat).
(b). Il s'agit de la bataille de Leipzig (16-19 octobre 1813) ; on la nomme en Allemagne la " bataille des Nations. "

Meulan, 3 février 1814.

    " Trois jours après ma dernière lettre en date de Metz, d'après une nouvelle organisation dans nos régiments de cavalerie, nécessitée par notre peu d'hommes, je reçus l'ordre de partir pour le dépôt, ainsi que le colonel et plusieurs officiers inutiles à l'armée. Notre première destination était Versailles ; elle fut changée en route, et depuis le 29 janvier (1814), je suis à Meulan, département de Seine-et-Oise, qui paraît être définitivement l'emplacement de notre dépôt. Il paraît que je resterai quelques temps à Meulan ; je ne suis que le deuxième capitaine à partir et nous n'avons pas d'hommes. On met ici beaucoup d'activité à compléter nos régiments d'infanterie ; il n'en est pas de même de nos corps.
Les gazettes doivent t'avoir appris le succès de l'Empereur près de Brienne (29 janvier 1814). Il paraît que l'ennemi est engagé dans les défilés difficiles de la Champagne ; nous devons espérer, vu le bon esprit des habitants, que, s'il reste encore un mois dans l'intérieur de la France, le dégel étant complet, nous saurons le mettre dans l'impossibilité de repasser le Rhin. Il n'est pas déjà à se repentir d'avoir passé ce fleuve, et n'a devant lui que la perspective d'un sort plus triste, au climat près, que celui que nos armées eurent dans la Russie. Nous présumons que sous peu de jours, il y aura une bataille générale qui décidera du sort de l'Europe. "

Vire, le 19 mai 1814.

    " Je viens de recevoir ta lettre du 1er de ce mois, écrite de la main d'Adolphe, dans laquelle tu donnes quelques détails de la prise de Toulouse (a) et de l'invasion de l'ennemi. Tout paraît extérieurement nous autoriser à croire à une paix solide et durable ; cependant, elle n'est pas encore signée. Louis XVIII se refuse, dit-on, aux conditions qu'on impose et même, ajoute-t-on encore, il préfère renoncer au trône que de régner sur un peuple malheureux et ruiné. Si cela est, la France devient le partage des ennemis. Peu capables d'une résolution généreuse et sage, et disposés d'ailleurs à allumer les flambeaux de la guerre civile, les Français, ne se croyant plus assez forts pour secouer le joug d'un ennemi commun, se déchireront entre eux et deviendront la proie de nos vainqueurs. Jusqu'ici, les Russes seuls paraissent les plus portés à nous faire peu de mal ; mais, les arrogants Prussiens et le méprisable Empereur d'Autriche se rappellent trop de leur honte pour nous épargner.
Dans tous les cas, je suis loin de prévoir une amélioration de notre sort. Les besoins de l'Etat seront à peu près les mêmes, et notre territoire diminuant d'étendue, les impositions ne peuvent diminuer. La liberté, que l'on aura de commercer librement et qu'exigeront les Anglais, va détruire totalement nos manufactures de coton, sucre… Quant à nous, notre avancement se trouve très retardé par le nouvel ordre des choses, mais nos appointements seront diminués considérablement vu les pertes de l'Etat.
Depuis la reddition de Paris (31 mars 1814), nous sommes en Normandie ; mon Régiment est à Vire (Calvados), d'où je t'écris . Nous changeons souvent de cantonnements ; cette mesure est nécessitée par le manque de fourrages. Je présume qu'au moment où tu recevras ma lettre, l'ennemi aura évacué nos contrées. Il paraît qu'une partie des troupes ont repassé le Rhin . "

(a). Le 10 avril 1814, Soult livre une dernière bataille aux portes de Toulouse, opposant 54.000 Anglo-Hispano-Portugais à 36.000 Français. Il oppose une habile défense - perdant environ 3.000 hommes contre plus de 4.500 chez l'adversaire, - mais il se replie à la nuit. Cette bataille est une victoire française, malheureusement inutile, puisque l'Empereur avait abdiqué le 6 avril 1814.

Thionville, le 1er août 1814.

   

" Je réponds certes un peu tard à ta lettre, mais les revues continuelles que nous passons depuis près d'un mois, m'ont un peu contrarié. Nous sommes enfin définitivement organisés ;  notre arme étant celle qui a le moins souffert de changements, nous sommes aussi ceux qui doivent le moins nous plaindre, puisque tous les officiers ont été conservés, tandis que dans des corps d'infanterie, il y en a un grand nombre de renvoyés chez eux avec demi-solde. Je n'ai eu qu'à me louer de la bienveillance de mon colonel.
    Le duc de Berry doit venir nous passer en revue ces jours-ci. On fait à Thionville de grands apprêts pour le recevoir, et quoique le Nord de la France regrette vivement l'Empereur, on lui rendra le juste hommage dû au fil de nos anciens rois. Il est même à présumer que quelques-uns d'entre nous recevront de sa main des faveurs accordées par le Roi. La guerre, qui va éclater et le besoin que l'on a de nous, nous en est le garant.
    Les dissensions, qui règnent en Allemagne et en Russie, et dans lesquelles nous prendrons part pour avoir le Rhin pour limites, m'ôte l'espoir que je pouvais avoir de t'embrasser sous peu.
    J'oubliais de te dire que le Roi a bien voulu donner au corps d'officiers du Régiment l'autorisation de porter la décoration du Lys. "

Thionville, le 6 octobre 1814.

    " Le 26 septembre (1814), le duc de Berry vint à Thionville, où nous fîmes tous les apprêts pour le recevoir. Le manège, long de 22 sur 66 mètres, fut changé en salle de festin : les parois ornées de trophées d'armes naturelles et de guirlandes ; le crottin, recouvert par un plancher de sapin, laissait à deviner l'usage de ce bâtiment ; une table en fer à cheval de 300 couverts fut splendidement servie : plusieurs santés furent portées. Le prince parut très satisfait. La malheureuse réputation que j'aie ici de faire quelques méchants vers, me fit mettre à contribution par nos généraux qui exigèrent de moi des vers pour inscrire dans la salle du banquet. Les voici :

" Digne sang des Bourbons, reçois le juste hommage
que rendent à leur roi des soldats valeureux ;
dans les champs de l'honneur compte sur leur courage,
compte sur leur amour qui te suit en tous lieux. "

     Ce misérable quatrain, qui est destiné à vivre autant que le blanc qui couvre les murs du manège durera, fut lu par le prince tout en entier. Je n'en fus pas quitte à si bon marché. Il me fallut encore faire des couplets pour être chantés ; un capitaine du Régiment fit la musique ; un musicien fit les accompagnements en grand orchestre. Tout allait au mieux ; mais, le peuple, à qui l'on permit d'entrer, ne se contentant pas de rester dans des galeries pratiquées à cet effet, se précipita abondamment au milieu du manège, fit tant de bruit, tant de bruit… le Duc fut obligé de sortir et mes couplets ne furent point chantés.
Ce n'est pas tout. Il me fallut encore diriger la construction et donner les dessins d'un arc de triomphe, illuminé et orné de transparents représentant différents sujets, qui fut placé devant la portion du quartier qu'occupait mon Régiment ; le colonel m'en avait chargé et je fus obligé de lui complaire. Aussi, j'étais si fatigué que je ne pus assister au bal que les habitants de Thionville donnèrent au duc de Berry. Le lendemain, il nous passa en revue. Je ne puis passer sous silence un beau trait qu'il fit envers un ancien colonel retiré, qui , par suite de ses blessures, avait sa jambe paralysée, tous les doigts de la main gauche (le pouce excepté) coupés, plusieurs coups de sabre sur sa figure. Ce colonel, cédant à la sollicitation de sa femme, fut le joindre sur les remparts, se fit porter par un soldat et lui demanda la croix de Saint-Louis. Le Duc, touché de sa position, la lui donna.
J'ai écrit à Madame de Vaudreuil ; mais je dois t'assurer que, si j'avais quelque chose à demander à nos Souverains, ce n'est pas au Duc de Berry à qui je m'adresserais. Jamais l'Empereur ne chercha à humilier des officiers de mérite, et il en cherchait avidement l'occasion, et disait les choses les plus dures à des officiers qui lui présentaient des pétitions. "

Thionville, le 10 mars 1815.

    " Tu dois depuis quelques jours savoir la rentrée de Napoléon sur le territoire français. On le dit dans ce moment à Gap (en Dauphiné). Malheureusement, les Bourbons n'ont pas su se concilier tous les esprits, ce qui présage un avenir orageux ; les esprits fermentent, et tout me fait (craindre) une guerre civile, si l'armée n'est point fidèle à ses devoirs ; c'est une affreuse vérité, on ne peut se dissimuler. J'attends et me résigne aux arrêts de la Providence, et crois que je ne ferai que ce que l'honneur me prescrira.
Je ne t'en dis pas davantage. Ecris-moi souvent. "

Reims, le 24 juin 1815.

Mon cher Papa,

    " Je t'écris de Reims, où je suis depuis hier au matin, et très occupé. Je me porte bien. Je me suis trouvé aux deux batailles du 16 et 18 (a). Le Régiment a donné. Les gazettes très véridiques dans leurs rapports ont dû t'apprendre le reste.
Je ne t'écris pas plus au long. Je monte à cheval. Adieu, porte-toi bien et aime toujours un fils à qui tu es bien cher. "

(a). Il s'agit des batailles de Ligny (16 juin 1815) et de Waterloo (18 juin 1815).

 

 

Remerciements

    Nous voudrions très simplement remercier les familles de Gouttes et Lavielle pour la communication des documents se rapportant à notre héros, ainsi que la Société d’Histoire de Revel Saint-Ferréol qui a eu la bienveillance d’en assurer l’édition.